Pourquoi cette chronique ?
Revenir aux fondements, aux définitions des choses, même celles qui paraissent déjà établies ou acquises ; voilà ce que nous nous proposions de faire en lançant cette chronique dans Carnets d’Aventures n°11. Celui qui voyage dans la nature, d’une certaine façon, s’extrait de la société et appréhende le monde sous des angles moins habituels. Loin de nous l'idée de nous placer en donneurs de leçons, ni de prétendre que les voyageurs détiennent la vérité, mais ils apportent en tout cas une vision différente et cette différence peut susciter la réflexion. C’est bien cela que nous souhaitons faire ici : lancer des pistes de réflexions et de discussions, que nous vous encourageons à venir partager dans les forums du site de Carnets www.expemag.com.
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Le travail
Chronique publiée dans Carnets d'Aventures n°12.
« Les jeunes manifestent dans la rue :
- On veut du travail ! On veut du travail ! On veut du travail !
- Enfin… de l’argent suffirait, hein… on n’est pas difficiles ! »
Coluche (célèbre extraterrestre)
Qu’est-ce que le travail ?
Nous pouvons peut-être déjà commencer par ce qu’il n’est pas… Le travail n’est pas une ressource naturelle ! (tout comme l’argent d’ailleurs ; nous y reviendrons…). Contrairement à l’idée souvent véhiculée lorsque l’on parle du chômage, nous ne pouvons pas manquer de travail comme nous pourrions manquer d’eau douce ou de pétrole.
Ensuite, nous pouvons ouvrir un dictionnaire. Le Petit Larousse indique que le mot travail vient du latin trepalium qui signifie instrument de torture (trépied sur lequel on était torturé), puis en donne plus de 15 définitions. Si la plus communément partagée (tout au moins dans nos sociétés occidentales) est sans doute : « Activité professionnelle, régulière et rémunérée », que l’on exerce pour gagner sa vie, on note aussi :
- « Activité laborieuse de l’homme considérée comme un facteur essentiel de la production et de l’activité économique » : de tout temps, l’homme a dû « travailler » pour subvenir à ses besoins (tout au moins un minimum pour survivre).
- « Toute occupation, toute activité considérée comme une charge », définition qui donne au mot travail le sens d’activité pénible, corvée.
Cette définition, et l’aspect pénibilité, nous amènent à une distinction qui nous paraît importante : celle qu’il convient de faire entre travail (subi, corvée) et activité (choisie et gratifiante), ce qu’Albert Jacquard fait de façon claire et explicite : « Il paraît de bonne méthode de réserver ce mot [travail] aux activités fatigantes, usantes pour le corps, asphyxiantes pour l’esprit, que l’on consent à faire faute d’une autre possibilité. L’ouvrier à la chaîne obligé de suivre le rythme imposé, la caissière de supermarché […] peuvent à bon droit se plaindre de leur « travail ». Mais le sculpteur qui peine sang et eau en arrachant quelques lambeaux de marbre, ou l’écrivain qui rature sans fin à la recherche de la bonne expression, ont une activité qui simultanément les épuise et les satisfait. Leur « travail » n’est pas de la même nature que celui de l’ouvrier maniant un marteau-piqueur.
Il importe donc de distinguer ce qui est véritablement « travail » subi de ce qui est « activité », que ce soit un emploi au service de la collectivité ou une fonction délibérément choisie, gratifiante, même si elle provoque une fatigue intense. Avec cette définition, on peut admettre, en tout cas on peut souhaiter qu’un instituteur, une infirmière, un journaliste, etc., ne « travaillent » jamais, tout en étant souvent épuisés par leur activité. Toujours avec cette définition, seuls quelques masochistes, plus ou moins vicieux, peuvent souhaiter travailler ; les autres ont simplement le désir d’avoir le plus de temps libre possible pour le consacrer à une activité qu’ils choisissent. ».
Qu’est-ce alors que la valeur travail ?
Cette expression, que l’on entend souvent depuis un peu plus d’un an, sous-entend que les seuls méritants (le mérite, un autre terme fréquemment employé en ce moment) sont ceux qui travaillent, et que les autres sont des oisifs, des improductifs, des poids qu’il faut entretenir, qui sont donc exclus et culpabilisés par le système.
Mais tout travail apporte-t-il forcément une production utile ou bénéfique ? Par ailleurs, s’il semble admis que l’oisiveté n’est pas saine, que l’homme a besoin d’occupation, ne pas travailler n’implique pas forcément être oisif : quelqu’un qui ne travaille pas peut avoir une activité (rémunérée ou non).
Considérons l’exemple d’une compagnie de fabrication de sucre de canne qui emploie 1000 ouvriers agricoles qui tranchent les cannes du matin au soir. La richesse produite par cette compagnie est une quantité Q de sucre. La technologie, en progrès constant depuis de nombreuses années, apporte un jour une machine qui fait le travail de coupe de 1000 hommes. Hormis une dizaine d’entre eux pour conduire et entretenir la machine, la compagnie n’a plus besoin des 1000 ouvriers et les voilà donc sans travail. La quantité de richesse produite par la compagnie est toujours la même mais les hommes sont au chômage : problème ? En fait, ils n’ont tout simplement plus besoin de faire ce travail pénible et physiquement usant : ne devrait-on pas s’en réjouir au lieu de les culpabiliser ?
Ainsi, dans un autre paradigme, les choses pourraient être autrement… Si l’on résume : une société humaine (il faudrait aussi s’interroger et tenter de revenir aux fondements de ce qu’est une société humaine et les raisons pour lesquelles les hommes se regroupent de la sorte…) composée de milliers de compagnies qui améliorent leur productivité grâce à la technologie a de moins en moins besoin de « bras ». La quantité de richesse produite est en augmentation constante, alors que de moins en moins de gens ont besoin de travailler. La production par employé (le rendement) ne cesse de progresser, et cela est vrai quasiment dans tous les secteurs d’activité. La société pourrait alors réaffecter ceux qui sont devenus « inutiles » (et qui sont « réaffectables ») à d’autres tâches « moins essentielles » (loisirs, services à la personne, etc.). Les « non-réaffectables » (parce qu’on n’a pas trouvé suffisamment d’activités alternatives ou parce qu’ils sont inadaptables à ces activités) sont au chômage. La société produit des richesses énormes et elle a besoin de moins en moins de bras/cerveaux pour cela. Est-ce vraiment un problème ? N’est-ce pas plutôt une bénédiction ? Reste à savoir comment on occupe le temps libéré ; l’oisiveté est certainement l’écueil à éviter. Les personnes sans travail pourraient s’adonner à des activités stimulantes et gratifiantes de leur choix : apprendre à jouer d’un instrument de musique ou enseigner cet art, se former en archéologie, en biologie ou en astronomie, aider des jeunes à faire leurs devoirs scolaires, tenir compagnie à une personne âgée esseulée, etc., ou toute autre activité culturelle, associative, artistique, scientifique, de partage du savoir, ou ayant tout simplement trait à l’élévation intellectuelle de la population, à la bonification des relations humaines, à la recherche de l’amélioration du bonheur des hommes…
Mais cette conception idéaliste des choses n’est malheureusement pas celle qui prévaut actuellement dans notre société de consommation où seules comptent la croissance et l’augmentation des profits. Dans cette société-là, un chômeur culpabilisé aura du mal à se consacrer et se réaliser dans le type d’activités alternatives que l’on vient d’énumérer. Sous la pression négative du regard que porte sur lui la société (« tu es un poids »), il va sans doute mal vivre cette période de chômage qui pourrait pourtant être riche, stimulante et productive, mais cela ne correspond pas aux « valeurs » du système économique actuel et est donc implicitement condamné. Alors, dans cette société-là, pour combattre ce qu’on considère comme un fléau – le chômage, c'est-à-dire le manque de travail –, on remet artificiellement des humains là où des machines font très bien le travail (par exemple : des caissiers sont remis dans des stations essence qui étaient devenues à paiement carte bleue uniquement. Le plus paradoxal dans ce système, c’est que c’est à la demande même des travailleurs, qui n’ont finalement que ce moyen-là de récupérer un peu des fruits de la prospérité dans une société de plus en plus inégalitaire), ou bien on crée de nouveaux besoins pour pouvoir affecter des chômeurs à la création et la vente des produits destinés à les satisfaire… Notons au passage deux effets pernicieux de ce processus : nombreux sont ceux qui « devront » travailler davantage pour pouvoir s’offrir ces nouveaux produits dont on leur a créé le besoin. Par ailleurs, ces biens sont souvent des gadgets à l’utilité discutable dont la fabrication et l’acheminement polluent.
D’autre part, travailler plus pour produire toujours plus de biens utilise des ressources naturelles dont la quantité est limitée et qui commencent même à s’épuiser. Les économistes et les politiques parlent d’enrichissement et de croissance et nous poussent au travail ; ne serait-ce pas un appauvrissement global et majeur que nous risquons quand nous aurons épuisé les ressources planétaires ? Ces ressources ne devraient-elles pas plutôt être économisées et consacrées à des choses plus essentielles (par exemple faire manger les presque 7 milliards d’humains que nous sommes). Pourquoi ne pas partager les fruits de la prospérité plutôt que de vouloir produire et accumuler toujours plus ?
Joh Rédutaf, extraterrestre
* Extrait de l’excellent ouvrage J’accuse l’économie triomphante d’Albert Jacquard (Le Livre de Poche ; sont cités ici des extraits du chapitre « Emploi et chômage » pages 55 et suivantes) dont nous vous recommandons vivement la lecture.