Léger décalage culturel !
Chronique publiée dans Carnets d'Aventures n°37.
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Nous avons entamé notre raid à travers la Laponie finlandaise depuis maintenant dix jours. L’itinéraire projeté passe par Inari afin d’effectuer notre ravitaillement. Alors que nous longeons tranquillement la petite route qui mène au centre du village, je suis brusquement sorti de mes rêveries par le bruit d’un gros 4x4 qui freine puis recule pour revenir à notre niveau. Le chauffeur nous hèle par la fenêtre :
- Hé, vous venez d’où, je peux faire des photos ?
Clic,clac,clic… Pas le temps de sortir de nos songes, de dire bonjour ni de répondre, nous sommes déjà dans la boîte. C’est un peu curieux de se retrouver dans le rôle de la bête de cirque que le touriste photographie. Mais après tout, ne l’avons-nous pas fait aussi ? Malgré un environnement et un climat radicalement différents, je me rappelle notre descente du delta de l’Orénoque d’où nous avons ramené quelques beaux clichés d’Indiens Warao. Je me remémore et me rassure : nous avions été plus délicats car nous n’avions sorti l’appareil qu’après avoir lié contact et attendu l’autorisation.
Pendant ce temps, l’homme est sorti de sa voiture pour engager la conversation. Décontractés après dix jours passés en pleine nature, nous nous prêtons au jeu et répondons à ses questions. Je me permets tout de même de lui faire remarquer que ce serait plus agréable s’il arrêtait le moteur de son véhicule.
Pendant qu’il coupe le contact, je dis à ma femme :
- Tu as vu comment il est habillé, il a dû acheter la panoplie complète du voyageur polaire ! On lui dit que le pôle Nord, c’est encore à 2 000 kilomètres d’ici ?
Nous apprenons qu’il est américain et qu’entre deux avions, il passe quelques jours dans un hôtel de glace pour fêter avec sa femme leur anniversaire de mariage. Je lui explique que nous traversons la Finlande d’est en ouest et que cela devrait nous prendre quatre à cinq semaines.
- Avez-vous une assistance, une équipe logistique ? Qui sont vos sponsors, je ne vois aucun sticker ?!
- Nous n’avons rien de tout cela. Nous transportons tout notre matériel dans les pulkas et nous nous arrangeons pour passer de temps en temps dans un village, comme aujourd’hui, pour faire le plein de nourriture.
- On trouve des lyophilisés à Inari ?
Comme pour moi la traduction littérale de « dried food » est nourriture sèche, je lui réponds (non sans une pointe d’humour) :
- Oui, oui, on trouve des pâtes, du riz, des lentilles, de la semoule qu’on agrémente avec des oignons frais et des lardons, ou encore avec de la sauce tomate.
Il me regarde bizarrement… puis observe nos pulkas.
- C’est du bois ? Un kit assemblé vous-même ?
- Non, je ne crois pas qu’il existe des pulkas en kit. Je les ai entièrement réalisées moi-même en contreplaqué et recouvertes d’une couche d’époxy.
- Et c’est solide ?
- La mienne aura bientôt parcouru 2 000 km.
Après l’avoir regardé de plus près et éprouvé sa rigidité, il me complimente et me demande combien cela m’a coûté en matériaux et en temps.
Je lui réponds que le coût des matériaux ne dépasse pas une centaine d’euros mais que je n’ai pas compté le nombre d’heures passées à les construire ; le plaisir intellectuel et manuel que cette réalisation m'a procuré n’ayant pour moi pas de prix.
- Mais si ça n’existe pas en kit, il y a un créneau à prendre ! Le DIY est très tendance mais pas forcément à la portée de tout le monde. Cela ne vous est pas venu à l’idée d’en fabriquer pour les vendre ?
Je lui explique que si j’ai bataillé auprès de mon employeur pour obtenir un temps partiel, ce n’est pas pour me lancer dans la fabrication en série de pulkas.
- Mais alors que faites-vous de ce temps libre ?
- Je bricole pendant que ma femme s’occupe du potager, nous partons souvent nous ressourcer dans la nature quelques jours ou même plusieurs semaines, nous aisons parfois des rencontres sympathiques et enrichissantes (pas aujourd’hui !). Nous lisons, mon épouse dessine, j’écris…
- Quel temps perdu ! Voici ce que vous devriez faire. Pour commencer, construisez d’autres pulkas dans votre garage. Avec l’argent des ventes et un petit emprunt, vous achèterez un atelier. Vous pourrez ainsi fabriquer et vendre d’autres pulkas, puis construire une usine moyennant un emprunt un peu plus important. Vous adapterez vos produits en fonction des résultats de l’étude de marketing que vous aurez commandée. Et, au lieu de les vendre à un intermédiaire, vous pourrez négocier directement avec des acheteurs étrangers. À ce moment-là, vous pourrez aller vivre à Paris, ou même à New York, d'où vous dirigerez votre entreprise.
Ça me rappelle une histoire déjà entendue. Je me pince mais je ne rêve pas. Alors je demande :
- Il faudra combien de temps pour tout ça ?
- 20 ans, peut-être 25.
- Et ensuite ?
Ses yeux brillent et il me répond :
- C'est là que ça devient vraiment intéressant : quand votre business sera suffisamment important, vous pourrez le faire coter en bourse et gagner des millions de dollars.
Je souris, mais pas pour la raison qu’il imagine. Je devine la suite et je lui demande en feignant l’enthousiasme :
- Des millions de dollars, vraiment ? Et ensuite ?
- Eh bien, vous pourrez alors vendre votre entreprise et prendre votre retraite, aller vivre dans un petit village calme et paisible, bricoler, vous promener avec votre femme, vos chiens et vos petits-enfants, partir en voyage, faire des rencontres, passer tranquillement vos soirées à lire, écrire ou dessiner au coin du feu...
Patsylit