Le point de vue de l’extraterrestre : L’exemple d’une autre planète
Chronique publiée dans Carnets d'Aventures n°28.
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Toi, le lecteur de Carnets d’Aventures, tu m’intéresses. Il y a un mois, en interceptant un flux de données qu’émettait un des satellites terriens, j’ai découvert par hasard le site internet de ta communauté de voyageurs non motorisés. Alors je me suis dit banco ! Je vais leur écrire…
Commençons par l’histoire de mon peuple et de l’endroit d’où je viens. Tu serais surpris de constater à quel point ma planète ressemble à la tienne. Nous ne sommes pas plus intelligents que vous, nous avons « juste » quelques siècles d’avance. À l’époque où les Terriens inventaient l’imprimerie, nous commencions à sentir les premiers effets du réchauffement climatique, dû comme chez vous à notre utilisation massive des énergies fossiles. Un siècle plus tard, notre société était au bord de l’agonie : de nombreuses îles avaient été englouties avec l’augmentation du niveau des mers, des dizaines de millions de gens étaient morts de famine dans des vastes régions devenues des déserts impropres à l’agriculture, des guerres pour conquérir les dernières terres arables de la planète en avaient tué des millions d’autres.
Un jour, à deux doigts du suicide final, un électrochoc salvateur s’est répandu dans les consciences. « Arrêtons le carnage ! » se sont dit mes ancêtres. Ils ont enfin commencé à coopérer pour survivre. Sur les cendres des vanités et des égoïsmes du « siècle noir » ont poussé les racines d’une société nouvelle, plus altruiste. En moins d’un siècle, mes ancêtres ont créé un gouvernement planétaire unique qui a effectué des transferts de richesses gigantesques pour restaurer les régions ravagées par le réchauffement planétaire, ils ont aboli les frontières et démantelé toutes les armées de la planète. Ils ont réglé le problème de l’énergie et stoppé le réchauffement planétaire en installant tout autour de notre planète des panneaux qui captent 24 heures sur 24 l’énergie de notre soleil. Lentement, les déserts ont reculé à nouveau.
Quelques décennies plus tard a été mis en place un nouveau modèle de démocratie où les dirigeants, inconnus du grand public, sont tirés au sort tous les cinq ans parmi les 1 000 personnes d’un collège réunissant des scientifiques, juristes, philosophes, médecins, écrivains et économistes reconnus pour leur érudition, leur intégrité et leur dévouement pour la communauté. Comme ils sont anonymes, nos dirigeants restent humbles et oeuvrent avant tout pour le bien public. Nous ne votons donc pas pour des personnes, mais pour des mesures concrètes. Presque toutes les semaines, dans nos lieux publics de vie politique et via notre réseau numérique de communication planétaire qui ressemble à votre internet, nous participons à des discussions de vive voix ou sur des forums et nous votons pour décider comment dépenser l’argent public, pour trancher des débats de société, pour améliorer encore et toujours le programme scolaire de nos enfants.
Grâce à ce nouveau système démocratique nous avons pu voter et mettre en place une mesure radicale pour résoudre définitivement le problème de la pauvreté et du chômage : le versement d’un revenu minimum universel. Depuis ce temps, tous sans exception nous recevons de la naissance à la mort une indemnité mensuelle suffisante pour subvenir à nos besoins matériels de première nécessité. Ainsi, beaucoup de gens peuvent travailler bénévolement, en s’occupant des enfants, des personnes âgées, des espaces verts près de chez eux. La plupart travaillent une vingtaine d’heures par semaine, sauf ceux qui sont passionnés et qui souhaitent alors travailler beaucoup plus. Les tâches considérées comme non épanouissantes ont été réduites au minimum grâce à la mécanisation généralisée des processus de production et de recyclage. Celles qui n’ont pu être éliminées sont beaucoup mieux rémunérées que les autres.
Après le succès de cette ultime réforme, l’euphorie était générale, mes compatriotes avaient l’impression grisante d’avoir créé une société parfaite où tout le monde était heureux et maître de son destin. Grâce au faible coût de notre énergie, ils se déplaçaient partout et très vite sur notre planète ; ils allaient déjeuner au pôle Nord puis dîner au pôle Sud, bien au chaud dans leurs véhicules individuels volants.
Cet âge d’or a duré jusqu’à l’arrivée d’une nouvelle génération. Une immense vague de déprime et même de dépressions s’est répandue alors chez les adolescents : ils n’avaient plus de grands problèmes à résoudre, de belles causes à défendre, de nouvelles cultures à découvrir, de territoires lointains à explorer. La plupart noyaient leur abattement en se réfugiant dans la réalité virtuelle des jeux vidéo.
Un grand débat s’est ouvert pour chercher des solutions. Nous avons envisagé pendant un temps de mettre en place un grand jeu planétaire, comme votre football par exemple, qui aurait peut-être permis de tirer de l’ennui des centaines de millions de personnes. Mais nous avons estimé que le risque était trop grand de ranimer des fiertés de clan et des rivalités entre les régions de notre planète.
L’idée qui nous a sauvés est venue d’une fille de dix ans qui a écrit un jour une petite phrase toute simple sur un forum. « Et si nous ne nous déplacions plus qu’à pied ou à vélo ? » Des dizaines de membres du forum l’ont lue avec un sourire un peu condescendant avant qu’une personne ne la lise en réfléchissant un peu. Avec des arguments solides, elle a répondu que l’idée était à creuser. De fil en aiguille, l’idée s’est répandue sur notre toile et est arrivée jusqu’à nos dirigeants. Immédiatement ils ont été enthousiasmés. En quelques mois, eux et tous leurs collaborateurs ont complètement arrêté d’utiliser des véhicules à moteur pour les petits déplacements et ils ont lancé sur tous les forums de la planète des grandes campagnes de sensibilisation.
Mission réussie : dix ans plus tard, il était considéré comme complètement has been de partir en vacances avec un véhicule à moteur et la plupart des gens ont commencé à vouloir habiter plus près de leur lieu de travail pour pouvoir s’y rendre à pied ou à vélo. Les résultats ont dépassé nos espérances. L’étalement urbain s’est arrêté ; en dehors des villes, les territoires non agricoles sont retournés à l’état sauvage avec des dizaines de milliers de kilomètres de sentiers supplémentaires balisés pour la randonnée pédestre et cycliste. Grâce à la plus grande densité de l’habitat, nous avons divisé par deux la quantité d’énergie consommée et la biodiversité n’est plus menacée. Parce que les déplacements et les échanges sont devenus plus lents, chaque région a développé à nouveau une identité culturelle forte qu’il est passionnant de découvrir pendant ses vacances. L’état de santé de mes compatriotes s’est considérablement amélioré grâce à la pratique généralisée de la marche, du vélo et du canoë ; les jeunes ne s’ennuient plus, ils rêvent de voyages. Un tour du monde est redevenu quelque chose d’extraordinaire, la réalisation d’une vie.
Voilà, ami lecteur de Carnets d’Aventures, pourquoi je voulais t’écrire. En te privant de moteur, en te créant artificiellement une contrainte pour mieux voyager sur ta planète, quel que soit le périple que tu entreprends, il me semble que tu vas dans la bonne direction.
L’extraterrestre (SilexA)
NDLR : Pour aller plus loin :
Un revenu pour tous ! - Précis d’utopie réaliste, de Baptiste Mylondo aux éditions Utopia
www.lepartiduvelo.fr