La grande traversée
Traversée de la Méditerranée en kayak de mer. C'était il y a déjà plus de 15 ans ! En 2003, au cours d'une année sabbatique, nous avons réalisé cette traversée qui fut très marquante. Une belle aventure entre amis, à l'origine de Carnets d'Aventures.
Maintenant, malheureusement cette partie de la Méditerranée est endeuillée par les nombreuses personnes qui se noient en tentant de venir en Europe par la mer... Ce n'était pas le cas à l'époque. Notre chance d'Occidental est d'avoir pu faire cette route par loisir et nous pensons respectueusement à tous ceux qui n'ont pas cette chance et qui luttent pour survivre...
Maintenant, malheureusement cette partie de la Méditerranée est endeuillée par les nombreuses personnes qui se noient en tentant de venir en Europe par la mer... Ce n'était pas le cas à l'époque. Notre chance d'Occidental est d'avoir pu faire cette route par loisir et nous pensons respectueusement à tous ceux qui n'ont pas cette chance et qui luttent pour survivre...
apnée
nage
kayak de mer
/
Quand : 01/07/2003
Durée : 55 jours
Durée : 55 jours
Distance globale :
1131km
Dénivelées :
+1m /
-6m
Alti min/max : 2m/3m
Carnet publié par Olivier
le 10 juin 2019
modifié le 26 nov. 2020
modifié le 26 nov. 2020
Mobilité douce
Précisions :
Retour en ferry depuis la Tunisie (la Goulette)
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Vue d'ensemble
Le compte-rendu : Hallucinations (mise à jour : 11 juin 2019)
Extrait publié dans le livre Coups de Folie en Mer, d'Hugo Verlomme aux éditions Arthaud
Cap sur l'Afrique : début juillet 2003, Olivier, Johanna et Stéphane partent pour une traversée de la Méditerranée en kayak de mer, de l'Europe à l'Afrique. À bord de deux kayaks (un bi-place et un mono-place), ils s'élancent d'Italie et rejoignent le nord de la Corse en passant par les îles d'Elbe et de Capraia, incluant des traversées hauturières de 40 km (8h à 5 km/h de moyenne) sans accompagnement ni assistance. Ils longent ensuite l'Ile de Beauté par l'ouest, traversent les bouches de Bonifacio et pagayent le long de la côte est de la Sardaigne. Mi-août ils s'apprêtent à réaliser l'étape hauturière la plus longue et difficile de leur périple : les 165 km séparant le point d'où ils quittent la Sardaigne de l'île tunisienne de la Galite (située à 40 km au large du continent africain). Le 14 août au soir, ils quittent la Sardaigne direction l'Afrique, plein sud. Un voilier sarde restera à portée de VHF, en cas de problème majeur. Le 16 août en début d'après midi, après 42h de pagayage non-stop, ils atteignent l'île de la Galite, où ils se reposent quelques jours. Le voilier est rentré en Sardaigne. Le 20 août, Olivier, Stéphane et Johanna parcourent les 40 km qui séparent cette île des côtes tunisiennes, rejoignant ainsi le continent africain en kayak. L'objectif est atteint ! Les jeunes s'offrent encore quelques jours de voyage en longeant le littoral jusqu'à Tabarka où s'achève leur périple de deux mois.Olivier Nobili, Stéphane Egly, Johanna Nobili
Texte : Johanna Nobili
Jeudi 14 août, îlot Santo Macario, sud de la Sardaigne. Ce matin, nous prenons un bulletin météo complet en vue de notre grande étape vers l'Afrique : nous avons une fenêtre de 48h où la traversée sera possible (avec tout de même un peu de vent de face annoncé) ; au-delà les conditions seront trop fortes et ce pour plusieurs jours. Idéalement, nous aurions voulu partir de l'extrémité la plus sud de la Sardaigne afin de n'avoir "que" 150 km de traversée, bien reposés après une bonne nuit de sommeil et si possible le lendemain d'une journée de repos… mais vu la courte fenêtre météo, nous décidons de partir ce soir malgré la longue étape d'hier, et d'ici même, ce qui porte à 165 km la distance à parcourir. La journée passe vite : réorganisation des affaires et des caissons étanches des kayaks, préparation du matériel nécessaire à la traversée et de la nourriture : biscuits, barres énergétiques, pâtes cuites placées dans des sachets congélation, et enfin petite attente pour laisser tomber la forte brise de mer de l'après-midi.
Jeudi 14 août 19h30, nous quittons les terres européennes. Devant nous : la mer, rien que la mer, et l'étrave du kayak. Lors de nos traversées précédentes, nous parvenions toujours à voir notre objectif, ou au moins à le distinguer dans la brume ou les nuages. Mais là, rien. Allons-nous bien vers une terre ? La brise est tombée, la mer est d'huile, elle nous appelle. Le crépuscule s'installe, puis la nuit, calme et étoilée. Notre moyenne est bonne, je me sens bien. Soudain des bruits d'explosion retentissent derrière nous, un coup d'œil : rien. À nouveau les bruits, cette fois-ci je me retourne plus longuement : des feux d'artifice sont tirés de plusieurs endroits de la côte ; vus d'ici ils paraissent si petits. Nous sommes à plus de 15 km des côtes et nous percevons encore les "basses" des musiques de fêtes. Mais petit à petit, les signes de la civilisation s'éteignent, nous nous engouffrons dans le néant. L'immensité nocturne de la mer est paisible et rassurante. Le remous de nos pagaies dans l'eau fait apparaître le plancton phosphorescent ; sous la voûte céleste étoilée, la mer, elle aussi, se pare de myriades de diamants. Ambiance magique. Je ressens une grande paix et un plaisir intense à pagayer.
Pour nous trois, le moral est bon et les kilomètres défilent. Comme d'habitude, je me force à boire beaucoup et souvent (pour éviter à ma tendinite latente des poignets d'empirer), ce qui donne l'occasion de faire des petites pauses baignade, qui ont également l'avantage de détendre les jambes. Je fais de petites apnées dans le noir profond de la mer endormie qui, étonnamment, n'est pas inquiétant mais apaisant. Plus besoin du chapeau ni des lunettes teintées - indispensables sous le soleil aveuglant et caniculaire de la journée -, la température est idéale, je ne ressens aucune fatigue, je suis à l'aise. Pour suivre notre cap plein sud - et afin d'éviter d'allumer en permanence une lampe frontale pour consulter le compas - nous nous aidons des astres, la constellation du Scorpion, la Voie Lactée, puis Mars plus tard dans la nuit. Cela ne fait qu'accroître le sentiment d'harmonie avec les éléments qui nous habite déjà.
Un léger vent latéral souffle par moments ; il nous oblige à nous concentrer sur notre trajectoire, mais ne parvient pas à troubler la quiétude de la nuit. La faune, restée pour le moins discrète jusqu'à maintenant, se manifeste : de gros pélagiques et quelques dauphins passent près de nous. Avant l'aube, nous avons tous les trois un "coup de barre" qui passe très vite lorsque le soleil nous baigne de sa lumière. Il semble que notre cerveau soit conditionné à considérer que quand le jour se lève après la nuit – même si celle-ci n'a pas été passée à dormir – on est forcément plus reposé. Ma première pause baignade sous le soleil de ce matin du 15 août est accompagnée de dauphins qui m'approchent à quelques mètres ; instant unique.
En douze heures, nous avons parcouru 60 km (point GPS), nous sommes satisfaits ; si on pouvait continuer à 5 km/h de moyenne, ce serait idéal. Nous plongeons nos doigts dans les sachets congélation contenant les pâtes cuites hier ; la sauce champignons n'en fait pas un festin succulent, mais qu'importe : nous sommes heureux d'être là et savourons ces moments de plénitude. Dans la clarté du jour, nous pouvons maintenant voir l'immensité tout autour de nous : à 360° la mer, rien que la mer. Dans ces conditions calmes et sous le soleil encore doux du matin, la grande bleue me paraît si calme et amicale. Comment peut-elle parfois se transformer si vite en enfer ? À cet instant cela me semble impossible.
Nous continuons sur notre lancée, ramer m'est toujours aussi agréable. L'atmosphère légèrement laiteuse nous donne l'impression de pagayer dans les dépendances du paradis. À 80 km de notre point de départ, et donc à peu près autant de notre objectif, nous nous offrons une pause baignade de plusieurs minutes. J'en apprécie chaque instant. Je suis au beau milieu de la Méditerranée avec 2000 mètres d'eau sous moi, le bleu de la mer est profond. Je fais de petites descentes en apnée, tentant de suivre les rais de lumière qui plongent vers les abysses. L'appréhension initiale naturelle disparaît peu à peu au profit d'une douce sensation de bien-être. Je pense à ce fameux appel des profondeurs dont parlent certains apnéistes ; je ne le ressens pas, et j'en suis plutôt satisfaite car je l'appréhendais. L'eau caresse mon corps libéré de la pesanteur, me rafraîchit agréablement et détend tous mes muscles. Je suis tout simplement bien.
Etrangement, alors que cette nuit mon esprit visualisait bien la ligne droite vers le sud que nous suivons, j'ai maintenant la sensation que nous décrivons un immense cercle. Notre trajectoire est pourtant bien toujours rectiligne, je le sais et le vois sur le compas, mais je ne parviens pas à me défaire de cette impression de rotation sur ce cercle imaginaire. Nous apercevons un grand ferry ; ses occupants nous voient-il depuis le pont ? Ils doivent croire à une hallucination !
Selon les prévisions météo, nous devrions avoir du vent de face force 2 à 3 depuis le milieu de la nuit. Ainsi, dès que nous percevons le moindre filet d'air sur nos joues, nous nous disons, résignés, "le voilà donc ce fameux vent du sud". Mais le calme revient et pendant cette journée du 15 août nous n'avons que de faibles brises. Par moments, le silence règne, chacun est absorbé dans ses pensées et par la contemplation de l'univers bleu qui nous entoure ; à d'autres, nous discutons de nombreux sujets comme nous pourrions le faire autour d'un café. Nous évoquons notre plaisir à pagayer dans cette ambiance unique, ainsi que les conditions météo favorables dont nous bénéficions actuellement.
En fin d'après-midi apparaissent les premiers effets de la fatigue accumulée (nous sommes vendredi soir, n'avons pas dormi depuis jeudi matin, et ramons depuis 24h) : l'esprit divague, la concentration diminue, le geste est moins précis, le rythme baisse. Nous décidons de faire une pause conséquente : 30 minutes pendant lesquelles nous mangeons des pâtes, remplissons nos gourdes de pont (à partir des vaches à eau que nous gardons derrière nos pieds au fond des cockpits), faisons le point : nous commençons à être fatigués mais nous avons bien avancé et espérons avoir autant de chance pour la météo de cette deuxième nuit, nous baignons et détendons longuement nos membres. J'agite bruyamment mes bras et mes jambes puis remonte dans mon kayak ; sitôt dans mon cockpit, un aileron suspect passe à une trentaine de mètres. J'éprouve un étrange sentiment de stress rétrospectif mêlé à une excitation enfantine. Lorsque Olivier, qui n'apprécie pas spécialement les squales, nous lance "vous voyez bien qu'il y a des requins !", je nous sens tout d'un coup si petits dans cette immensité. Petits, mais pas menacés. Dans ces conditions toujours calmes, les kayaks me semblent de bons refuges et je ne perçois pas de danger.
Requinqués par les pâtes, nous repartons sur un bon rythme. Au coucher du soleil, le vent du sud se lève, force 2 ; ce n'est pas de bon augure mais le moral reste bon, et le physique suit. J'aperçois une grosse masse à quelques centaines de mètres… ça bouge ! une queue, ça plonge, une baleine ! Je jubile. Je préviens les deux autres, mais le grand mammifère, préférant sans doute les profondeurs à notre compagnie, ne refait pas surface. Tout en balayant l'horizon du regard, j'apprécie l'opportunité d'avoir déjà pu apercevoir quelques instants cette baleine. Les plaisanciers ont l'habitude de voir dauphins et cétacés, parfois même de très près, mais pour moi qui ai ramé longtemps pour venir jusqu'ici, loin de toute terre, ces rencontres – mêmes furtives – ont une grande valeur. Encore une fois je constate combien le plaisir d'une chose est accru par sa rareté et l'effort fourni pour la gagner.
Le vent forcit, le ciel se voile, la fatigue accumulée semble vouloir combattre la sérénité qui m'habitait jusqu'à présent. Il fait nuit noire maintenant, le ciel est très brumeux et les étoiles quasiment invisibles, ce qui ne nous aide pas à tenir notre cap. Le vent lève des vagues, petites au début, mais qui finissent par déferler par-dessus les ponts des kayaks. Nos lampes frontales n'éclairent guère ; les vagues nous prennent par surprise et nous déstabilisent. Dans cet environnement de plus en plus hostile, nous nous sentons si petits et si fragiles. Nous portons maintenant jupes et gilets de sauvetage, et nous nous sommes attachés aux kayaks par une cordelette – si nous chavirions, poussés par les vagues et le vent, les kayaks fileraient bien plus vite que nous à la nage. Tout devient compliqué : tenir le cap, enfiler un coupe vent, sans parler des acrobaties à réaliser pour vider sa vessie.
Nous apercevons la lueur d'un phare - de plusieurs phares ? Lorsqu'à intervalle régulier, la lumière se rallume, nous sommes quasi-persuadés qu'elle provient d'une source différente. Nous en discutons ensemble et concluons soit qu'il y a deux ou trois phares, soit que nous commençons à avoir des hallucinations. Finalement, ces phares nous perturbent autant que ce qu'ils nous orientent. Nous aurons la confirmation plus tard (une fois arrivés en Tunisie) qu'ils n'étaient qu'un, mais pour l'heure nous décidons à l'aide du compas, de suivre celui de gauche…
Le vent forcit encore : force 4 de travers, un souffle d'air pour les voiliers, un gros vent pour des kayakistes en haute mer. Dans nos coques de noix, nous sommes ballottés comme de vulgaires fagots par les déferlantes. Olivier – le plus prudent de nous trois et souvent le premier à s'inquiéter – n'est peut-être plus assez lucide pour s'inquiéter de ces vagues. Et d'ailleurs, elles ne sont pas encore trop inquiétantes puisque nous continuons à avancer sans dessaler, certes pas très vite mais nous avançons tout de même. Nous nous efforçons de naviguer très proche ; les petites feux de route que nous avons placés à l'arrière des deux kayaks sont à peine visibles de près, alors à quelques mètres dans cette houle, on aurait tôt fait de ne plus se voir. Nous ne parvenons plus à nous concentrer sur le cap. Olivier nous dit qu'il fait des micro sommes de quelques secondes pendant lesquels il continue de pagayer (il est dans le kayak mono place), et pendant lesquels – par ailleurs – il fait des rêves.
Je commence à être vraiment épuisée. Je pense être encore tout à fait lucide au niveau de ce que je dis, mais je me sens dans un étrange état où les paroles – les miennes et celles de mes deux compagnons – repassent dans mon cerveau comme si elles venaient de loin. Stéphane, qui paraît encore assez éveillé, me confirme la lucidité de mon discours et est même étonné que dans mon état d'épuisement, je tienne encore des propos censés. Percevant toujours cette sorte de voix lointaine qui répète nos conversations dans ma tête, je discute avec Stéphane. Je me souviens clairement du sujet : nous réfléchissons sur les mécanismes du sommeil, je lui dis qu'à notre retour à la maison, je me documenterai sur les études scientifiques faites à ce sujet, que cela doit être complexe mais passionnant. Je sens la dualité entre la clairvoyance dont j'ai le sentiment de faire preuve, et le gouffre de sommeil contre lequel j'ai de plus en plus de mal à lutter.
J'ai froid. Je bataille plusieurs minutes pour extraire un t-shirt sec du sac étanche coincé au fond de mon cockpit, le mettre, puis enfiler un anorak aux manchons en néoprène spécialement conçu pour le kayak – mais aussi spécialement galère à enfiler dans cette houle – et remettre mon gilet par-dessus tout ce barda. Je me sens un bibendum. Ces acrobaties, ajoutées à celle consacrée à une nouvelle vidange de ma vessie, prennent un temps fou, Stéphane rame pour nous deux depuis une demi-heure ; je culpabilise.
Je crois que c'est à partir de minuit que je ne parviens plus à empêcher mes yeux de se fermer. Je m'éveille en sursaut toujours assise, la pagaie à la main, sans savoir si j'ai dormi, et le cas échéant depuis combien de temps. Une seconde ? dix ? une minute ? dix ? Je me remets alors à pagayer… et à culpabiliser. Steph me dit que c'est bien quand je rame à nouveau, que c'est motivant de voir que je me bats (même si mes coups de pagaies ne changent pas grand-chose à notre allure, assez lente soit dit en passant), mais qu'il faut que j'essaye de dormir un peu. Dormir ? non ! Je ne veux pas mais je me sens si fatiguée que je ne peux lutter.
Quel étrange état ! Je n'en ai jamais vécu de semblable. En temps "normal", même lorsqu'on est épuisé, il y a toujours moyen de dénicher un soupçon d'énergie – physique et mentale – pour s'activer. Mais là, rien à faire. Mes yeux se ferment ; je tombe dans le gouffre du sommeil sans pouvoir lutter. Par moments je sens mes bras ralentir le mouvement de pagayage jusqu'à s'immobiliser ; à d'autres, je me réveille de façon soudaine sans savoir combien de temps s'est écoulé. Je dois dire des choses peu rassurantes, car mes compagnons – pas très frais eux non plus – me demandent plusieurs fois si ça va, si je sens encore mes jambes. La culpabilité me ronge, je suis en larmes. Je me sens comme un boulet. J'ai mal au cœur et tout tourne autour de moi. Je continue cette alternance inquantifiable de sommes et d'état de semi veille où je pagaye.
Nous commençons à avoir des hallucinations : nous voyons en ombre chinoise la terre à l'horizon, des falaises hautes de plusieurs milliers de mètres qui plongent dans la mer, sans doute la Galite, nous disons-nous. Ce qui est notable et étrange, c'est que tous les trois nous croyons voir ces côtes, si bien que nous ne capons plus sur le phare mais sur celles-ci. Mais comme elles sont le fruit de notre esprit, nous dévions de notre route ! Régulièrement, nous nous apercevons que nous avons 45° d'erreur par rapport au bon cap et il nous faut nous persuader que ce que nous voyons n’est qu’un mirage. Nous replaçons nos étraves plein sud et continuons à ramer comme des somnambules.
Par moments, je vois de nombreux rochers qui sortent de l'eau tels des icebergs et m'apparaissent comme des hologrammes lorsque "nous passons à côté". Pendant de longues minutes, Olivier ne parvient plus à se souvenir ce qu'est la Galite (notre objectif !) et, comme lorsque l'on cherche à se rappeler quelque chose que l'on a sur le bout de la langue, se creuse la tête. "La Galite, c'est quoi déjà ? je connais ce nom…". Après de longues minutes de réflexion, il se dit qu'il doit s'agir d'un village dans les Alpes, "oui ça doit être ça, un petit village des Alpes" ! Ce n'est qu'un peu plus tard (plusieurs minutes, peut-être plus – nous avons du mal à évaluer l'écoulement du temps) qu'il retrouve la lucidité et nous raconte en riant l'anecdote et cette longue réflexion délirante. Olivier fait plusieurs micro sommes desquels il se réveille en sursaut, croyant que sa tête va percuter le ciel ; ou bien que le ciel est une immense voile. Lorsqu'il rame en rêvassant, sa propre pagaie arrivant dans son champ de vision le fait sursauter.
Vers 3 heures, il y a toujours de la houle et je suis toujours aussi épuisée. Olivier rêvasse, Stéphane ne dit plus rien, on n'avance pas. Olivier commence à parler d'abandonner (nous pourrions appeler au secours le voilier sarde par VHF). Non ! il ne faut pas s'arrêter ! Steph dit que ça lui est égal ; ce n'est pas du tout son style ! Voilà un moment qu'il ne parle plus, je le croyais encore à peu près lucide, mais ce n'est plus le cas. Vu mon état – je n'arrive plus à ramer en continu – je ne me sens pas le droit de décider.
Entre 3h et 4h du matin, Olivier propose de monter dans le bi-place pour remplacer Steph qui rame pour deux la plupart du temps depuis un moment (combien de temps exactement ? je n'en ai aucune idée). Je ne pense pas que cela change grand-chose ; à mon avis les points à étudier sont :
1) sont-ils prêts à continuer comme ça si ça dure encore 10 heures (il reste environ 28 km et nous faisons du 3 km/h maximum)
2) comment vont évoluer le vent et la houle ?
3) le lever du jour nous fera-t-il nous sentir mieux ?
4) vais-je arriver de nouveau à ramer en continu ?
Nous parvenons à discuter relativement lucidement. J'ai l'impression que nous sommes plus nombreux à pagayer, plus nombreux à parlementer et à nous demander si nous devons continuer ou abandonner. Je ne visualise pas de personne particulière, mais ai juste le sentiment que nous ne sommes pas que trois. Stéphane aussi a l'impression qu'une quatrième personne pagaye avec nous dans un autre kayak, un ami, mais il ne parvient plus à se souvenir de qui il s'agit ! Est-ce une certaine angoisse de l'immensité qui fait que tous les trois nous voyons des terres, et que deux d'entre nous ressentent la présence de personnes supplémentaires ?
Après ce bilan sur notre situation, nous nous mettons rapidement d'accord pour continuer. Plusieurs "bon merde, on arrête tout !" sont tout de même lancés, notamment au moment du changement de kayak des deux garçons, qui se termine par un chavirage du mono-place qui se remplit d'eau et qu'il faut écoper longuement, et la perte de quelques objets emportés par les vagues dans la noirceur de la mer. Mais ces paroles, lancées par provocation, s'envolent au loin et personne ne les prend au sérieux. Cette agitation me tient éveillée pendant un moment et je peux ramer en permanence. Mais plus tard, l'endormissement incontrôlable me reprend, et c'est au tour d'Olivier de ramer pour deux, pendant un temps que, bien entendu, je suis incapable d'évaluer – et lui non plus d'ailleurs. Finalement Olivier et Stéphane rament-ils en continu ? Ils n'en sont pas convaincus eux-mêmes.
En fin de nuit, nous sommes tenus éveillés par la faune abondante : des tas de dauphins ! À un moment, nous naviguons sur un "champ" de dauphins, ça remue et ça saute partout à quelques centimètres des kayaks ; irréel ! Peut-être un groupe que nous avons réveillé d'un coup. Nous craignons même de les heurter avec nos pagaies. Peu après, à quelques mètres devant nous apparaissent deux gros ailerons que nous pensons appartenir à des orques. Nous avons beau être épuisés, nous ne délirons pas en permanence et sommes à même d'apprécier à sa juste valeur une telle rencontre nocturne dans ces circonstances si particulières.
Le vent et la houle tendent à diminuer. L'obscurité cède progressivement la place à la clarté du jour naissant. La mer est maintenant assez calme. Olivier et Stéphane reprennent leurs places respectives, chacun réintégrant avec plaisir le kayak auquel il est habitué. Il reste 25 km, nous en avons fait 30 pendant la nuit (contre 60 en conditions calmes la nuit précédente). Le jour réveille les esprits – le mien en tous cas ; je ne m'endors plus du tout – encore une fois, il faut croire que notre cerveau est conditionné pour que tout aille mieux de jour que de nuit. Il est vrai que je me suis assoupie à plusieurs reprises (combien ?) et ai donc passé un peu de temps (combien ?) à dormir, a priori plus que mes deux compagnons, qui sont maintenant extrêmement épuisés.
Maintenant que le jour commence à poindre, nous nous retournons pour chercher du regard les terres et les hautes falaises que, tous les trois, nous avons vues cette nuit ; et ce à plusieurs reprises ! nos subconscients ne comprenant probablement pas pourquoi il n'y a que la mer à perte de vue.
Nous avons tous eu des hallucinations - visuelles pour la plupart - dans la nuit et surtout dans la clarté diffuse du petit matin. Lorsque nous sommes assez lucides ou que nous en avons l'envie ou l'énergie (même s'exprimer est fatigant parfois !), nous parlons de nos visions. Nous constatons que nos cerveaux ne tournent plus très rond et rions beaucoup de nous-mêmes et de nos hallucinations. Une fois sur la terre ferme et après nous être reposés, je prendrai soin de coucher sur papier nos délires avant d'oublier, avant que ces étranges instants ne soient enfouis dans les tréfonds de notre mémoire.
Pour l'heure, nous laissons libre cours à notre imagination divagante. Nous y prenons même plaisir et, dans un étrange état mêlant une sorte de "mollesse" cérébrale à une acuité sensorielle qui nous paraît accrue, nous amusons beaucoup. Dans l'atmosphère brumeuse et laiteuse du petit matin, je vois des immenses pontons faits de brume dans le ciel autour de nous. Stéphane, lui, y voit des tas de formes étranges dont des champs de pagaies jaunes, ainsi qu'un bateau (nous apercevons parfois un pétrolier au loin) qui, me dit-il, "joue aux mikados avec des réverbères". Il voit aussi une grande voile sur notre kayak. Il me dit qu'il s'amuse à laisser divaguer son esprit. Olivier pousse des cris sans signification et d'un volume sonore important ; des "bah ! bah !" qui nous font rire, Stéphane et moi. Nous lui demandons l'air moqueur ce qu'il tente de nous dire ; bien entendu il ne sait pas, même s'il a conscience de pousser ces cris, un peu comme quelqu'un qui aurait abusé d'alcool.
Nous continuons d'avancer ; nous avons enfin la Galite en visibilité ! Après les immenses falaises que nous avons "vues" cette nuit (et vers lesquelles nous avons tenté de nous diriger !) nous sommes surpris de sa toute petite taille (un "caillou" de 5 km de long sur à peine plus de 2 de large, culminant à environ 400 mètres d'altitude). Mais quel bonheur d'avoir notre objectif en vue !
De nombreux dauphins de toutes tailles viennent nager et jouer très près de nous, sans doute poussés par la curiosité. Nous ne nous lassons pas de les regarder, tout en ramant. Nous accélérons même un peu l'allure, étant tout de même pressés d'accoster sur la terre ferme ! Nos muscles sont encore efficaces. Cela fait plus de 37 heures que nous sommes assis dans nos kayaks et, étonnamment, nous n'avons pas de douleur, ni de grosse gêne. Il se lève assez rapidement un vent d'est de travers qui forcit à 4 et crée une bonne houle. Nous voyons la Galite mais avons la sensation de ne pas nous en approcher, ce qui est assez frustrant. Mais le GPS nous rassure : plus que 16 km, puis plus que 8 ; nous allons finir par y arriver, maintenant nous en sommes convaincus. Stéphane est toujours plus ou moins en recherche d'hallucinations, mais nous parvenons tout de même à discuter de sujets censés : notre vitesse réduite mais notre confiance dans le succès de la traversée, notre joie, et aussi nos douleurs aux poignets. Les miens me font souffrir, mais ce n'est malheureusement ni une surprise ni une nouveauté, et je me dope aux anti inflammatoires, qui perturbent mon estomac. Stéphane a une violente douleur tendineuse au poignet droit : un accès de motivation au lever du jour l'a fait pagayer un peu trop fort ce matin. Nous finirons en ramant lui à gauche et moi à droite.
Nous essayons de ne pas trop traîner ; le vent forcit. Vers 14h, après 42 heures de pagayage non-stop et plus de 53 heures sans dormir, nous touchons terre ! Olivier, qui avait pris un peu d'avance pendant la dernière heure, s'est posté sur un gros rocher à quelques mètres du rivage, l'appareil photo à la main. Il nous dit de sortir de nos kayaks pour voir si "le sol tunisien est aussi stable qu'en Sardaigne". Je mets les pieds dans l'eau et me lève, je glisse et plouf. Je me relève, re plouf. Stéphane s'extrait à son tour du kayak et, comme moi, tombe comme un pantin. Nous n'avons plus d'équilibre, pas moyen de marcher ni même de tenir debout ! Probablement un effet combiné de la perturbation de notre oreille interne qui a perdu ses repères terrestres, et d'un certain engourdissement de nos jambes inactives depuis de longues heures ; heures pendant lesquelles le haut de notre cops a mobilisé une bonne partie des ressources. Olivier nous photographie en riant de nos acrobaties maladroites. Il nous avoue avoir rampé comme une otarie pour atteindre son poste d'observation ! Il nous faut une bonne dizaine de minutes pour retrouver, non pas une aisance complète, mais au moins une certaine autonomie et une stature de bipède. Nous ne sommes pas aidés non plus par notre fatigue et notre faim. Avant de nous écrouler de sommeil nous mangeons un peu, arborant - malgré notre fatigue - un grand sourire, de joie et de soulagement. Nous passerons les 24 heures qui suivent à dormir et à nous alimenter.
Ce n'est que les jours suivants que nous réalisons que nous avons fait le plus difficile. Tout ce que nous avons vécu pendant cette longue étape hauturière, nous ne pouvions pas l'imaginer avant. Il s'agit pour nous d'une expérience très riche, surprenante, hallucinante ! Et surtout pas monotone ! (comme certains ont pu le penser, réduisant en un certain sens la traversée à une succession de coups de pagaies, des heures durant).
Jeudi 14 août 19h30, nous quittons les terres européennes. Devant nous : la mer, rien que la mer, et l'étrave du kayak. Lors de nos traversées précédentes, nous parvenions toujours à voir notre objectif, ou au moins à le distinguer dans la brume ou les nuages. Mais là, rien. Allons-nous bien vers une terre ? La brise est tombée, la mer est d'huile, elle nous appelle. Le crépuscule s'installe, puis la nuit, calme et étoilée. Notre moyenne est bonne, je me sens bien. Soudain des bruits d'explosion retentissent derrière nous, un coup d'œil : rien. À nouveau les bruits, cette fois-ci je me retourne plus longuement : des feux d'artifice sont tirés de plusieurs endroits de la côte ; vus d'ici ils paraissent si petits. Nous sommes à plus de 15 km des côtes et nous percevons encore les "basses" des musiques de fêtes. Mais petit à petit, les signes de la civilisation s'éteignent, nous nous engouffrons dans le néant. L'immensité nocturne de la mer est paisible et rassurante. Le remous de nos pagaies dans l'eau fait apparaître le plancton phosphorescent ; sous la voûte céleste étoilée, la mer, elle aussi, se pare de myriades de diamants. Ambiance magique. Je ressens une grande paix et un plaisir intense à pagayer.
Pour nous trois, le moral est bon et les kilomètres défilent. Comme d'habitude, je me force à boire beaucoup et souvent (pour éviter à ma tendinite latente des poignets d'empirer), ce qui donne l'occasion de faire des petites pauses baignade, qui ont également l'avantage de détendre les jambes. Je fais de petites apnées dans le noir profond de la mer endormie qui, étonnamment, n'est pas inquiétant mais apaisant. Plus besoin du chapeau ni des lunettes teintées - indispensables sous le soleil aveuglant et caniculaire de la journée -, la température est idéale, je ne ressens aucune fatigue, je suis à l'aise. Pour suivre notre cap plein sud - et afin d'éviter d'allumer en permanence une lampe frontale pour consulter le compas - nous nous aidons des astres, la constellation du Scorpion, la Voie Lactée, puis Mars plus tard dans la nuit. Cela ne fait qu'accroître le sentiment d'harmonie avec les éléments qui nous habite déjà.
Un léger vent latéral souffle par moments ; il nous oblige à nous concentrer sur notre trajectoire, mais ne parvient pas à troubler la quiétude de la nuit. La faune, restée pour le moins discrète jusqu'à maintenant, se manifeste : de gros pélagiques et quelques dauphins passent près de nous. Avant l'aube, nous avons tous les trois un "coup de barre" qui passe très vite lorsque le soleil nous baigne de sa lumière. Il semble que notre cerveau soit conditionné à considérer que quand le jour se lève après la nuit – même si celle-ci n'a pas été passée à dormir – on est forcément plus reposé. Ma première pause baignade sous le soleil de ce matin du 15 août est accompagnée de dauphins qui m'approchent à quelques mètres ; instant unique.
En douze heures, nous avons parcouru 60 km (point GPS), nous sommes satisfaits ; si on pouvait continuer à 5 km/h de moyenne, ce serait idéal. Nous plongeons nos doigts dans les sachets congélation contenant les pâtes cuites hier ; la sauce champignons n'en fait pas un festin succulent, mais qu'importe : nous sommes heureux d'être là et savourons ces moments de plénitude. Dans la clarté du jour, nous pouvons maintenant voir l'immensité tout autour de nous : à 360° la mer, rien que la mer. Dans ces conditions calmes et sous le soleil encore doux du matin, la grande bleue me paraît si calme et amicale. Comment peut-elle parfois se transformer si vite en enfer ? À cet instant cela me semble impossible.
Nous continuons sur notre lancée, ramer m'est toujours aussi agréable. L'atmosphère légèrement laiteuse nous donne l'impression de pagayer dans les dépendances du paradis. À 80 km de notre point de départ, et donc à peu près autant de notre objectif, nous nous offrons une pause baignade de plusieurs minutes. J'en apprécie chaque instant. Je suis au beau milieu de la Méditerranée avec 2000 mètres d'eau sous moi, le bleu de la mer est profond. Je fais de petites descentes en apnée, tentant de suivre les rais de lumière qui plongent vers les abysses. L'appréhension initiale naturelle disparaît peu à peu au profit d'une douce sensation de bien-être. Je pense à ce fameux appel des profondeurs dont parlent certains apnéistes ; je ne le ressens pas, et j'en suis plutôt satisfaite car je l'appréhendais. L'eau caresse mon corps libéré de la pesanteur, me rafraîchit agréablement et détend tous mes muscles. Je suis tout simplement bien.
Etrangement, alors que cette nuit mon esprit visualisait bien la ligne droite vers le sud que nous suivons, j'ai maintenant la sensation que nous décrivons un immense cercle. Notre trajectoire est pourtant bien toujours rectiligne, je le sais et le vois sur le compas, mais je ne parviens pas à me défaire de cette impression de rotation sur ce cercle imaginaire. Nous apercevons un grand ferry ; ses occupants nous voient-il depuis le pont ? Ils doivent croire à une hallucination !
Selon les prévisions météo, nous devrions avoir du vent de face force 2 à 3 depuis le milieu de la nuit. Ainsi, dès que nous percevons le moindre filet d'air sur nos joues, nous nous disons, résignés, "le voilà donc ce fameux vent du sud". Mais le calme revient et pendant cette journée du 15 août nous n'avons que de faibles brises. Par moments, le silence règne, chacun est absorbé dans ses pensées et par la contemplation de l'univers bleu qui nous entoure ; à d'autres, nous discutons de nombreux sujets comme nous pourrions le faire autour d'un café. Nous évoquons notre plaisir à pagayer dans cette ambiance unique, ainsi que les conditions météo favorables dont nous bénéficions actuellement.
En fin d'après-midi apparaissent les premiers effets de la fatigue accumulée (nous sommes vendredi soir, n'avons pas dormi depuis jeudi matin, et ramons depuis 24h) : l'esprit divague, la concentration diminue, le geste est moins précis, le rythme baisse. Nous décidons de faire une pause conséquente : 30 minutes pendant lesquelles nous mangeons des pâtes, remplissons nos gourdes de pont (à partir des vaches à eau que nous gardons derrière nos pieds au fond des cockpits), faisons le point : nous commençons à être fatigués mais nous avons bien avancé et espérons avoir autant de chance pour la météo de cette deuxième nuit, nous baignons et détendons longuement nos membres. J'agite bruyamment mes bras et mes jambes puis remonte dans mon kayak ; sitôt dans mon cockpit, un aileron suspect passe à une trentaine de mètres. J'éprouve un étrange sentiment de stress rétrospectif mêlé à une excitation enfantine. Lorsque Olivier, qui n'apprécie pas spécialement les squales, nous lance "vous voyez bien qu'il y a des requins !", je nous sens tout d'un coup si petits dans cette immensité. Petits, mais pas menacés. Dans ces conditions toujours calmes, les kayaks me semblent de bons refuges et je ne perçois pas de danger.
Requinqués par les pâtes, nous repartons sur un bon rythme. Au coucher du soleil, le vent du sud se lève, force 2 ; ce n'est pas de bon augure mais le moral reste bon, et le physique suit. J'aperçois une grosse masse à quelques centaines de mètres… ça bouge ! une queue, ça plonge, une baleine ! Je jubile. Je préviens les deux autres, mais le grand mammifère, préférant sans doute les profondeurs à notre compagnie, ne refait pas surface. Tout en balayant l'horizon du regard, j'apprécie l'opportunité d'avoir déjà pu apercevoir quelques instants cette baleine. Les plaisanciers ont l'habitude de voir dauphins et cétacés, parfois même de très près, mais pour moi qui ai ramé longtemps pour venir jusqu'ici, loin de toute terre, ces rencontres – mêmes furtives – ont une grande valeur. Encore une fois je constate combien le plaisir d'une chose est accru par sa rareté et l'effort fourni pour la gagner.
Le vent forcit, le ciel se voile, la fatigue accumulée semble vouloir combattre la sérénité qui m'habitait jusqu'à présent. Il fait nuit noire maintenant, le ciel est très brumeux et les étoiles quasiment invisibles, ce qui ne nous aide pas à tenir notre cap. Le vent lève des vagues, petites au début, mais qui finissent par déferler par-dessus les ponts des kayaks. Nos lampes frontales n'éclairent guère ; les vagues nous prennent par surprise et nous déstabilisent. Dans cet environnement de plus en plus hostile, nous nous sentons si petits et si fragiles. Nous portons maintenant jupes et gilets de sauvetage, et nous nous sommes attachés aux kayaks par une cordelette – si nous chavirions, poussés par les vagues et le vent, les kayaks fileraient bien plus vite que nous à la nage. Tout devient compliqué : tenir le cap, enfiler un coupe vent, sans parler des acrobaties à réaliser pour vider sa vessie.
Nous apercevons la lueur d'un phare - de plusieurs phares ? Lorsqu'à intervalle régulier, la lumière se rallume, nous sommes quasi-persuadés qu'elle provient d'une source différente. Nous en discutons ensemble et concluons soit qu'il y a deux ou trois phares, soit que nous commençons à avoir des hallucinations. Finalement, ces phares nous perturbent autant que ce qu'ils nous orientent. Nous aurons la confirmation plus tard (une fois arrivés en Tunisie) qu'ils n'étaient qu'un, mais pour l'heure nous décidons à l'aide du compas, de suivre celui de gauche…
Le vent forcit encore : force 4 de travers, un souffle d'air pour les voiliers, un gros vent pour des kayakistes en haute mer. Dans nos coques de noix, nous sommes ballottés comme de vulgaires fagots par les déferlantes. Olivier – le plus prudent de nous trois et souvent le premier à s'inquiéter – n'est peut-être plus assez lucide pour s'inquiéter de ces vagues. Et d'ailleurs, elles ne sont pas encore trop inquiétantes puisque nous continuons à avancer sans dessaler, certes pas très vite mais nous avançons tout de même. Nous nous efforçons de naviguer très proche ; les petites feux de route que nous avons placés à l'arrière des deux kayaks sont à peine visibles de près, alors à quelques mètres dans cette houle, on aurait tôt fait de ne plus se voir. Nous ne parvenons plus à nous concentrer sur le cap. Olivier nous dit qu'il fait des micro sommes de quelques secondes pendant lesquels il continue de pagayer (il est dans le kayak mono place), et pendant lesquels – par ailleurs – il fait des rêves.
Je commence à être vraiment épuisée. Je pense être encore tout à fait lucide au niveau de ce que je dis, mais je me sens dans un étrange état où les paroles – les miennes et celles de mes deux compagnons – repassent dans mon cerveau comme si elles venaient de loin. Stéphane, qui paraît encore assez éveillé, me confirme la lucidité de mon discours et est même étonné que dans mon état d'épuisement, je tienne encore des propos censés. Percevant toujours cette sorte de voix lointaine qui répète nos conversations dans ma tête, je discute avec Stéphane. Je me souviens clairement du sujet : nous réfléchissons sur les mécanismes du sommeil, je lui dis qu'à notre retour à la maison, je me documenterai sur les études scientifiques faites à ce sujet, que cela doit être complexe mais passionnant. Je sens la dualité entre la clairvoyance dont j'ai le sentiment de faire preuve, et le gouffre de sommeil contre lequel j'ai de plus en plus de mal à lutter.
J'ai froid. Je bataille plusieurs minutes pour extraire un t-shirt sec du sac étanche coincé au fond de mon cockpit, le mettre, puis enfiler un anorak aux manchons en néoprène spécialement conçu pour le kayak – mais aussi spécialement galère à enfiler dans cette houle – et remettre mon gilet par-dessus tout ce barda. Je me sens un bibendum. Ces acrobaties, ajoutées à celle consacrée à une nouvelle vidange de ma vessie, prennent un temps fou, Stéphane rame pour nous deux depuis une demi-heure ; je culpabilise.
Je crois que c'est à partir de minuit que je ne parviens plus à empêcher mes yeux de se fermer. Je m'éveille en sursaut toujours assise, la pagaie à la main, sans savoir si j'ai dormi, et le cas échéant depuis combien de temps. Une seconde ? dix ? une minute ? dix ? Je me remets alors à pagayer… et à culpabiliser. Steph me dit que c'est bien quand je rame à nouveau, que c'est motivant de voir que je me bats (même si mes coups de pagaies ne changent pas grand-chose à notre allure, assez lente soit dit en passant), mais qu'il faut que j'essaye de dormir un peu. Dormir ? non ! Je ne veux pas mais je me sens si fatiguée que je ne peux lutter.
Quel étrange état ! Je n'en ai jamais vécu de semblable. En temps "normal", même lorsqu'on est épuisé, il y a toujours moyen de dénicher un soupçon d'énergie – physique et mentale – pour s'activer. Mais là, rien à faire. Mes yeux se ferment ; je tombe dans le gouffre du sommeil sans pouvoir lutter. Par moments je sens mes bras ralentir le mouvement de pagayage jusqu'à s'immobiliser ; à d'autres, je me réveille de façon soudaine sans savoir combien de temps s'est écoulé. Je dois dire des choses peu rassurantes, car mes compagnons – pas très frais eux non plus – me demandent plusieurs fois si ça va, si je sens encore mes jambes. La culpabilité me ronge, je suis en larmes. Je me sens comme un boulet. J'ai mal au cœur et tout tourne autour de moi. Je continue cette alternance inquantifiable de sommes et d'état de semi veille où je pagaye.
Nous commençons à avoir des hallucinations : nous voyons en ombre chinoise la terre à l'horizon, des falaises hautes de plusieurs milliers de mètres qui plongent dans la mer, sans doute la Galite, nous disons-nous. Ce qui est notable et étrange, c'est que tous les trois nous croyons voir ces côtes, si bien que nous ne capons plus sur le phare mais sur celles-ci. Mais comme elles sont le fruit de notre esprit, nous dévions de notre route ! Régulièrement, nous nous apercevons que nous avons 45° d'erreur par rapport au bon cap et il nous faut nous persuader que ce que nous voyons n’est qu’un mirage. Nous replaçons nos étraves plein sud et continuons à ramer comme des somnambules.
Par moments, je vois de nombreux rochers qui sortent de l'eau tels des icebergs et m'apparaissent comme des hologrammes lorsque "nous passons à côté". Pendant de longues minutes, Olivier ne parvient plus à se souvenir ce qu'est la Galite (notre objectif !) et, comme lorsque l'on cherche à se rappeler quelque chose que l'on a sur le bout de la langue, se creuse la tête. "La Galite, c'est quoi déjà ? je connais ce nom…". Après de longues minutes de réflexion, il se dit qu'il doit s'agir d'un village dans les Alpes, "oui ça doit être ça, un petit village des Alpes" ! Ce n'est qu'un peu plus tard (plusieurs minutes, peut-être plus – nous avons du mal à évaluer l'écoulement du temps) qu'il retrouve la lucidité et nous raconte en riant l'anecdote et cette longue réflexion délirante. Olivier fait plusieurs micro sommes desquels il se réveille en sursaut, croyant que sa tête va percuter le ciel ; ou bien que le ciel est une immense voile. Lorsqu'il rame en rêvassant, sa propre pagaie arrivant dans son champ de vision le fait sursauter.
Vers 3 heures, il y a toujours de la houle et je suis toujours aussi épuisée. Olivier rêvasse, Stéphane ne dit plus rien, on n'avance pas. Olivier commence à parler d'abandonner (nous pourrions appeler au secours le voilier sarde par VHF). Non ! il ne faut pas s'arrêter ! Steph dit que ça lui est égal ; ce n'est pas du tout son style ! Voilà un moment qu'il ne parle plus, je le croyais encore à peu près lucide, mais ce n'est plus le cas. Vu mon état – je n'arrive plus à ramer en continu – je ne me sens pas le droit de décider.
Entre 3h et 4h du matin, Olivier propose de monter dans le bi-place pour remplacer Steph qui rame pour deux la plupart du temps depuis un moment (combien de temps exactement ? je n'en ai aucune idée). Je ne pense pas que cela change grand-chose ; à mon avis les points à étudier sont :
1) sont-ils prêts à continuer comme ça si ça dure encore 10 heures (il reste environ 28 km et nous faisons du 3 km/h maximum)
2) comment vont évoluer le vent et la houle ?
3) le lever du jour nous fera-t-il nous sentir mieux ?
4) vais-je arriver de nouveau à ramer en continu ?
Nous parvenons à discuter relativement lucidement. J'ai l'impression que nous sommes plus nombreux à pagayer, plus nombreux à parlementer et à nous demander si nous devons continuer ou abandonner. Je ne visualise pas de personne particulière, mais ai juste le sentiment que nous ne sommes pas que trois. Stéphane aussi a l'impression qu'une quatrième personne pagaye avec nous dans un autre kayak, un ami, mais il ne parvient plus à se souvenir de qui il s'agit ! Est-ce une certaine angoisse de l'immensité qui fait que tous les trois nous voyons des terres, et que deux d'entre nous ressentent la présence de personnes supplémentaires ?
Après ce bilan sur notre situation, nous nous mettons rapidement d'accord pour continuer. Plusieurs "bon merde, on arrête tout !" sont tout de même lancés, notamment au moment du changement de kayak des deux garçons, qui se termine par un chavirage du mono-place qui se remplit d'eau et qu'il faut écoper longuement, et la perte de quelques objets emportés par les vagues dans la noirceur de la mer. Mais ces paroles, lancées par provocation, s'envolent au loin et personne ne les prend au sérieux. Cette agitation me tient éveillée pendant un moment et je peux ramer en permanence. Mais plus tard, l'endormissement incontrôlable me reprend, et c'est au tour d'Olivier de ramer pour deux, pendant un temps que, bien entendu, je suis incapable d'évaluer – et lui non plus d'ailleurs. Finalement Olivier et Stéphane rament-ils en continu ? Ils n'en sont pas convaincus eux-mêmes.
En fin de nuit, nous sommes tenus éveillés par la faune abondante : des tas de dauphins ! À un moment, nous naviguons sur un "champ" de dauphins, ça remue et ça saute partout à quelques centimètres des kayaks ; irréel ! Peut-être un groupe que nous avons réveillé d'un coup. Nous craignons même de les heurter avec nos pagaies. Peu après, à quelques mètres devant nous apparaissent deux gros ailerons que nous pensons appartenir à des orques. Nous avons beau être épuisés, nous ne délirons pas en permanence et sommes à même d'apprécier à sa juste valeur une telle rencontre nocturne dans ces circonstances si particulières.
Le vent et la houle tendent à diminuer. L'obscurité cède progressivement la place à la clarté du jour naissant. La mer est maintenant assez calme. Olivier et Stéphane reprennent leurs places respectives, chacun réintégrant avec plaisir le kayak auquel il est habitué. Il reste 25 km, nous en avons fait 30 pendant la nuit (contre 60 en conditions calmes la nuit précédente). Le jour réveille les esprits – le mien en tous cas ; je ne m'endors plus du tout – encore une fois, il faut croire que notre cerveau est conditionné pour que tout aille mieux de jour que de nuit. Il est vrai que je me suis assoupie à plusieurs reprises (combien ?) et ai donc passé un peu de temps (combien ?) à dormir, a priori plus que mes deux compagnons, qui sont maintenant extrêmement épuisés.
Maintenant que le jour commence à poindre, nous nous retournons pour chercher du regard les terres et les hautes falaises que, tous les trois, nous avons vues cette nuit ; et ce à plusieurs reprises ! nos subconscients ne comprenant probablement pas pourquoi il n'y a que la mer à perte de vue.
Nous avons tous eu des hallucinations - visuelles pour la plupart - dans la nuit et surtout dans la clarté diffuse du petit matin. Lorsque nous sommes assez lucides ou que nous en avons l'envie ou l'énergie (même s'exprimer est fatigant parfois !), nous parlons de nos visions. Nous constatons que nos cerveaux ne tournent plus très rond et rions beaucoup de nous-mêmes et de nos hallucinations. Une fois sur la terre ferme et après nous être reposés, je prendrai soin de coucher sur papier nos délires avant d'oublier, avant que ces étranges instants ne soient enfouis dans les tréfonds de notre mémoire.
Pour l'heure, nous laissons libre cours à notre imagination divagante. Nous y prenons même plaisir et, dans un étrange état mêlant une sorte de "mollesse" cérébrale à une acuité sensorielle qui nous paraît accrue, nous amusons beaucoup. Dans l'atmosphère brumeuse et laiteuse du petit matin, je vois des immenses pontons faits de brume dans le ciel autour de nous. Stéphane, lui, y voit des tas de formes étranges dont des champs de pagaies jaunes, ainsi qu'un bateau (nous apercevons parfois un pétrolier au loin) qui, me dit-il, "joue aux mikados avec des réverbères". Il voit aussi une grande voile sur notre kayak. Il me dit qu'il s'amuse à laisser divaguer son esprit. Olivier pousse des cris sans signification et d'un volume sonore important ; des "bah ! bah !" qui nous font rire, Stéphane et moi. Nous lui demandons l'air moqueur ce qu'il tente de nous dire ; bien entendu il ne sait pas, même s'il a conscience de pousser ces cris, un peu comme quelqu'un qui aurait abusé d'alcool.
Nous continuons d'avancer ; nous avons enfin la Galite en visibilité ! Après les immenses falaises que nous avons "vues" cette nuit (et vers lesquelles nous avons tenté de nous diriger !) nous sommes surpris de sa toute petite taille (un "caillou" de 5 km de long sur à peine plus de 2 de large, culminant à environ 400 mètres d'altitude). Mais quel bonheur d'avoir notre objectif en vue !
De nombreux dauphins de toutes tailles viennent nager et jouer très près de nous, sans doute poussés par la curiosité. Nous ne nous lassons pas de les regarder, tout en ramant. Nous accélérons même un peu l'allure, étant tout de même pressés d'accoster sur la terre ferme ! Nos muscles sont encore efficaces. Cela fait plus de 37 heures que nous sommes assis dans nos kayaks et, étonnamment, nous n'avons pas de douleur, ni de grosse gêne. Il se lève assez rapidement un vent d'est de travers qui forcit à 4 et crée une bonne houle. Nous voyons la Galite mais avons la sensation de ne pas nous en approcher, ce qui est assez frustrant. Mais le GPS nous rassure : plus que 16 km, puis plus que 8 ; nous allons finir par y arriver, maintenant nous en sommes convaincus. Stéphane est toujours plus ou moins en recherche d'hallucinations, mais nous parvenons tout de même à discuter de sujets censés : notre vitesse réduite mais notre confiance dans le succès de la traversée, notre joie, et aussi nos douleurs aux poignets. Les miens me font souffrir, mais ce n'est malheureusement ni une surprise ni une nouveauté, et je me dope aux anti inflammatoires, qui perturbent mon estomac. Stéphane a une violente douleur tendineuse au poignet droit : un accès de motivation au lever du jour l'a fait pagayer un peu trop fort ce matin. Nous finirons en ramant lui à gauche et moi à droite.
Nous essayons de ne pas trop traîner ; le vent forcit. Vers 14h, après 42 heures de pagayage non-stop et plus de 53 heures sans dormir, nous touchons terre ! Olivier, qui avait pris un peu d'avance pendant la dernière heure, s'est posté sur un gros rocher à quelques mètres du rivage, l'appareil photo à la main. Il nous dit de sortir de nos kayaks pour voir si "le sol tunisien est aussi stable qu'en Sardaigne". Je mets les pieds dans l'eau et me lève, je glisse et plouf. Je me relève, re plouf. Stéphane s'extrait à son tour du kayak et, comme moi, tombe comme un pantin. Nous n'avons plus d'équilibre, pas moyen de marcher ni même de tenir debout ! Probablement un effet combiné de la perturbation de notre oreille interne qui a perdu ses repères terrestres, et d'un certain engourdissement de nos jambes inactives depuis de longues heures ; heures pendant lesquelles le haut de notre cops a mobilisé une bonne partie des ressources. Olivier nous photographie en riant de nos acrobaties maladroites. Il nous avoue avoir rampé comme une otarie pour atteindre son poste d'observation ! Il nous faut une bonne dizaine de minutes pour retrouver, non pas une aisance complète, mais au moins une certaine autonomie et une stature de bipède. Nous ne sommes pas aidés non plus par notre fatigue et notre faim. Avant de nous écrouler de sommeil nous mangeons un peu, arborant - malgré notre fatigue - un grand sourire, de joie et de soulagement. Nous passerons les 24 heures qui suivent à dormir et à nous alimenter.
Ce n'est que les jours suivants que nous réalisons que nous avons fait le plus difficile. Tout ce que nous avons vécu pendant cette longue étape hauturière, nous ne pouvions pas l'imaginer avant. Il s'agit pour nous d'une expérience très riche, surprenante, hallucinante ! Et surtout pas monotone ! (comme certains ont pu le penser, réduisant en un certain sens la traversée à une succession de coups de pagaies, des heures durant).