Le travail, seul moyen de répartition ?
Une société productiviste, comme la France ou n’importe quel autre pays prospère, optimise en permanence son outil de production pour rester compétitive. En fait ce sont les entreprises, qui composent le tissu productif, qui font ce travail d’optimisation. Si bien que toutes choses égales par ailleurs, il faut de moins en moins de travail humain pour produire la même chose, car les acteurs sur un marché tendent à optimiser leurs coûts de production en mécanisant (ou alors, mais la méthode est nettement plus discutable, en mettant la pression sur leurs employés ou en délocalisant), ou bien, de plus en plus, à l’aide d’algorithmes1. Les humains remplacés par des outils ou des programmes doivent se tourner vers de nouveaux métiers, et il y a tout de même nombre de laissés-pour-compte, car la difficulté pour se réinventer est grande, et les nouvelles offres disponibles sont tout simplement en nombre insuffisant.
Une société qui permet au travail de s’optimiser de la sorte – ce qui est tout de même intéressant sinon on serait toujours tous en train de faucher les champs à la faux plutôt que de laisser bosser les moissonneuses – doit aussi protéger ses membres de ce type de déconvenues. Peut-être en adoptant une logique proche de celle des pays nordiques : « protéger la personne plutôt que le travail ».
Le travail s’est ainsi profondément métamorphosé au cours des XXe et XXIe siècles, libérant toujours plus de bras des champs et des usines pour les orienter vers du service. Mais cela va-t-il durer ? Et puis faut-il toujours créer de nouveaux produits2 et de nouveaux besoins associés pour inventer de nouveaux métiers ?
Dans une société productiviste, le travail est érigé en valeur fondamentale et inaliénable. Et c’est en travaillant qu’on « gagne sa vie », ou bien qu’on se « réalise » en reproduisant les schémas institués et valorisés par la société. Mais à ce niveau-là de la lecture, une première question que l’on pourrait se poser est : pourquoi devons-nous « gagner » notre vie ? Nous vivons, faut-il pour autant effectuer un travail pour continuer à vivre ? Pour ne pas être perçu comme un poids par la société ? Par ailleurs, si on devait expliquer notre travail d’aujourd’hui à l’enfant que nous étions, y verrait-il du sens ?
Le travail, dans la construction actuelle des sociétés humaines, est ce qui permet de « partager » les richesses produites. Celui qui ne travaille pas ne gagne pas d’argent et du coup survit. Mais s’il y a moins de travail parce que structurellement le travail humain est remplacé par les machines ou les algorithmes, qui font mieux, plus vite et pour moins cher, comment fait-on pour continuer de partager la richesse ? Richesse qui, elle, continue d’être produite en quantité toujours plus élevée, sans les humains, mais à destination des humains. Il s’agit tout « simplement » d’un problème de répartition, ou plutôt de construction d’un nouveau moyen de répartir.
Les politiques de gauche d’ancienne génération essayent traditionnellement de maintenir le travail. Non pas forcément parce que ce travail est utile, mais parce que sinon, ceux qui le font sont éjectés du système de répartition. On maintient donc les personnes dans des emplois factices, pas forcément intéressants, potentiellement pénibles, juste parce qu’on n’a pas trouvé mieux comme système de répartition… Mais comme faisait dire Coluche au chômeur dans son sketch éponyme : « Les gens réclament du travail. C’est pas vrai ! De l’argent leur suffirait ! ».
Repenser le système de répartition parait donc incontournable. Cela peut se faire par l’impopulaire impôt3. De toute façon forcer une entreprise à maintenir des emplois qui lui sont inutiles est une forme d’impôt, avec des dommages collatéraux qui sont de maintenir des gens à faire des tâches inutiles et qu’ils préfèreraient ne pas faire si ça ne changeait rien à leur fiche de paie.
Prenons une métaphore. Dans une famille, associer les enfants aux tâches collectives parait sain et équilibré, chacun participe ainsi à la vie de la maison. Mais si le foyer dispose d’un aspirateur et d’un lave-vaisselle, que penserait-on de parents interdisant à leurs enfants de s’en servir et les forçant à faire la vaisselle à la main et à passer le balai, et ce afin d’augmenter le temps passé aux tâches collectives, juste pour que ça colle avec leur vision de ce que chacun a à produire comme effort collectif ? Ne faudrait-il pas plutôt changer de vision et laisser s’épanouir les enfants, à lire ou à jouer dans la nature, une fois que le travail nécessaire a été effectué rapidement grâce à l’efficacité des outils ? S’ils existent, utilisons-les simplement et profitons du temps supplémentaire pour vivre sans culpabilité mal placée.
1. Lire à ce propos les très intéressants livres de Yuval Noah Harari (Sapiens, Deus, 21 leçons pour le XXIe siècle)
2. Nous n’abordons pas ici la dimension écologique pour ne pas alourdir le propos, pourtant cette donnée entre dans les paramètres de l’équation et pousse encore plus vers un changement de paradigme.
3. Cela peut aussi se faire autrement si on a de l’imagination.