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Un voyage une histoire
par L'Extraterrestre
publié le
10 mars
34 lecteurs

L'art de ne pas savoir

Imaginez l’ensemble du contenu de Wikipédia, avec ses millions d’articles, ses explications détaillées sur la physique quantique, l’histoire des civilisations, les principes fondamentaux de toutes les disciplines humaines, etc. Tout ceci tient aujourd’hui sur une simple carte mémoire de moins d’un gramme, format timbre-poste. Et pourtant, au cours de notre existence, nous n’en connaîtrons qu’une fraction infinitésimale, quels que soient nos diplômes, nos expériences et nos parcours de vie.

On imagine aisément qu’il est normal de ne pas maîtriser l’ensemble du savoir encyclopédique ou de ne pas comprendre les tenants et aboutissants de la physique quantique. Mais notre ignorance s’étend bien au-delà puisqu’elle s’infiltre dans notre quotidien, parmi les objets les plus banals. La plupart d’entre nous seraient bien en peine d’expliquer comment sont produits les éléments les plus élémentaires de notre nourriture. Comment le blé devient farine, le lait beurre et la betterave sucre ? Trois éléments indispensables à la création du meilleur gâteau : le kouign-amann bien entendu. Cette expérience – transposable à souhait – révèle à quel point notre compréhension du monde reste superficielle, même dans les domaines que nous croyons maîtriser.

Un second obstacle se dresse sur le chemin de la connaissance : l’imperfection fondamentale de nos outils de perception et de cognition, à commencer par nos sens. L’œil humain possède un point aveugle : une zone de la rétine dépourvue de photorécepteurs. Pourtant, nous ne percevons pas de trou dans notre champ visuel, parce que notre cerveau comble activement cette lacune. D’une certaine manière, nous ne voyons pas le monde, nous le construisons. Les expériences conçues pour berner nos sens ne manquent pas : les illusions d’optiques, le gorille de Daniel Simons, l’effet McGurk, etc.

L’interprétation cérébrale de ces signaux est ensuite soumise à moult interférences, plus connues sous le nom de biais cognitifs. Ceux-ci façonnent profondément notre interaction au monde, le plus souvent à notre insu. Présentés à tort comme des défauts de notre architecture mentale, ces biais sont des adaptations évolutives essentielles, des raccourcis pour agir rapidement dans un monde complexe avec nos ressources cognitives limitées. Mais ils savent aussi nous jouer des tours. Voici un petit florilège d’expériences plus cocasses :

  • En 2008, une étude a démontré qu’un médicament placebo vendu à prix élevé soulage davantage la douleur que le même proposé à bas prix. Son auteur a reçu le prix Ig-Nobel de médecine. En 2024, cette récompense a été attribuée à des chercheurs ayant découvert qu’ajouter des effets secondaires aux placebos augmente significativement leur efficacité.
  • La même année, une étude a montré que l’augmentation du prix affiché d’un vin accroît la perception subjective de son goût agréable. Autrement dit, la Villageoise est meilleure quand elle est présentée dans une bouteille de [insérer ici son domaine favori]. Dans la même idée, en 1999, Morrot et Brochet ont soumis à des étudiants en œnologie un vin de table présenté comme un grand cru… L’expérience a tourné au vinaigre, puisque les élèves l’ont décrit comme un grand cru. Deux ans plus tard, les chercheurs ont remis le couvert, en leur présentant un vin blanc coloré de rouge… Je vous le donne en mille, il a été identifié comme un rouge. De quoi mettre de l’eau dans son vin.

 

Pétris de toutes ces imperfections, sommes-nous capables d’estimer précisément l’étendue de notre ignorance ? En 1999, David Dunning et Justin Kruger ont révélé un paradoxe saisissant : les personnes les moins compétentes dans un domaine tendent à surestimer considérablement leurs capacités, tandis que les plus compétentes sous-estiment les leurs. Le mécanisme pernicieux pourrait se résumer de la sorte : pour savoir qu’on ignore un domaine, encore faut-il déjà avoir une certaine compréhension de ce domaine. Cette théorie s’est popularisée par cette fameuse courbe en U inversé illustrant la montagne de la stupidité suivie de la vallée de l’humilité, puis du plateau de la consolidation. Tout ça pour essayer de dire poliment que les cons sont cons parce qu’ils ne se rendent pas compte qu’ils sont cons.

Mais cette conclusion hâtive est une fable. D’abord, plusieurs travaux ont révélé les artefacts statistiques de l’étude initiale. Et surtout, sa version vulgarisée doit être largement édulcorée : dans les publications récentes, les chercheurs eux-mêmes doivent s’employer à déconstruire cette simplification excessive qui, ironiquement, reflète si bien le phénomène qu’elle prétend illustrer. Sacré pied de nez !

Tout ceci a le mérite de mettre en lumière notre propension naturelle à créer des narratifs simplificateurs, au détriment de la complexité du réel. Cette tendance nous expose directement au sophisme de la cause unique : l’erreur de raisonnement qui consiste à attribuer un phénomène complexe à une seule cause, ignorant la multitude de facteurs qui l’ont produit. Les exemples ne manquent pas : l’addiction aux écrans réduite aux seuls processus dopaminergiques, le surpoids résumé à un simple déséquilibre calorique, la réussite professionnelle attribuée au seul mérite individuel…

Finalement, l’acceptation lucide de notre ignorance n’est-elle pas le chemin de la sagesse ? Cela n’implique nullement de renoncer à la connaissance, mais de reconnaître que notre contribution individuelle reste modeste et s’inscrit dans une entreprise collective qui nous dépasse. Cette posture ouvre la voie à une forme de confiance sagace en l’expertise distribuée. Socrate disait déjà il y a 2400 ans : « je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien ». Visionnaire le mec en toge ?

 

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