La photo doit-elle représenter la réalité ?


Tout a commencé avec un parmesan végétal, constitué principalement de… fécule de pomme de terre. Dans une vague optique de ne pas mourir trop bête, je recherche sur internet comment est fabriqué ledit ingrédient. Vous ne voyez pas le rapport avec le sujet ? Détrompez-vous : à peine deux clics plus loin, me voilà sur la page Wikipédia de l’autochrome, un procédé ancestral de photographie inventé par les frères Lumière dont la technique repose sur une plaque saupoudrée de fécule de pomme de terre. Le genre d’informations à connaître pour briller lors du prochain repas mondain. Il s’agit par ailleurs de la première technique industrielle de photographie en couleurs, d’après l’encyclopédie numérique. Elle précise également que par conséquent, cette technique demande un long temps de pose, d’où la mise en scène des personnages. Même en version Maïzena, la photographie ne représentait-elle pas fidèlement la réalité ? Pas de quoi en faire un fromage certes, mais la question paraît légitime dans un contexte où les images semblent valoir bien plus que mille mots, n’en déplaise à Confucius.
Peindre la vérité
Il est bon de se plonger dans l’histoire d’une technologie pour en comprendre les promesses initiales.
Inventé par Louis Daguerre en 1839, le daguerréotype est le premier procédé photographique commercialisé. Auparavant, les expériences en la matière se heurtaient à deux obstacles : d’une part, la fixation de l’image, qui s’effaçait peu à peu, et d’autre part la sensibilité du support, qui obligeait à de longs temps de pose. Par exemple, en 1827, Joseph Nicéphore Niépce réalise le Point de vue du Gras (aucune grossophobie ici, le Gras en question est le nom de son atelier) : il s’agit de la première photographie permanente et connue à ce jour, et elle a demandé un temps d’exposition de plusieurs jours ! Deux siècles plus tard, 100 millions de photos sont partagées chaque jour sur le seul réseau social Instagram.
Revenons au XIXe siècle. Le daguerréotype, dans ses balbutiements, ne demande alors que 30 minutes de pose. Une révolution ! Il devient possible de capturer mécaniquement une image du monde, sans l’intervention subjective de la main de l’artiste. Bon, pour les portraits, oubliez le naturel : sauf battements de sourcils incontrôlables, les sujets doivent rester figés pendant de longues minutes. Au moins, il n’était pas possible de mourir en prenant un selfie (selon un rapport de l’Université de New South Wales en Australie, 379 personnes ont tragiquement perdu la vie en prenant un selfie entre 2008 et 2021)
Quand le daguerréotype a vu le jour, certains ont annoncé la mort de la peinture. Ironiquement, près de deux siècles plus tard, l’histoire semble se répéter : l’intelligence artificielle, capable de générer des visuels d’un réalisme saisissant, menace cette fois la photographie elle-même. À un détail près : cette dernière promet de capturer le réel, quand l’IA imite, simule, invente, mais ne témoigne pas.
L’approche étymologique renseigne également des premières intentions. Composé du préfixe phôtós (φωτός) : « qui utilise ou qui vient de la lumière » et du suffixe gráphô (γράφω) : « peindre ou dessiner », le terme « photographier » signifie littéralement « peindre avec la lumière ». D’apparence poétique, il n’en demeure pas moins une approche très pragmatique : la lumière frappe directement le support, sans falsification possible donc. Au pays du soleil levant, de nombreux mots sont construits en combinant deux caractères (kanji) pour former un concept. Or, « photographie » se dit 写真 (shashin) : 写 (sha) signifie « copier », « reproduire », et 真 (shin) signifie « vérité » ou « réalité ». Une « copie du vrai » révélatrice de la promesse de ce médium.
Toujours dans le domaine étymologique, penchons-nous sur le dispositif entre le sujet et le capteur photographique : l’« objectif », qui tire son origine du latin objectivus signifiant « ce qui est placé devant ». Jusque-là, rien à redire. Mais la convergence sémantique avec le sens philosophique ne semble pas anodine : elle reflète bien la perception initiale de la photographie comme un moyen de représentation supposément neutre et fidèle de la réalité, par opposition à la subjectivité de la peinture.
Ce retour aux sources montre combien la photographie répondait à un rôle de documentation, avec une exigence de vérité et d’objectivité. Je ne m’attarderai naturellement pas ici sur les travaux photographiques qui ont immortalisé les faits marquants de l’histoire. Encore aujourd’hui, le photojournalisme obéit à cette charte de fidélité au réel. Et dans nos colonnes, nous souhaitons tout autant retranscrire pêle-mêle les voyages de nos contributeurs.
L’imperfection technique
Derrière son apparente neutralité, l’appareil photographique perçoit et enregistre le monde d’une manière fondamentalement différente de notre vision humaine (qui est elle-même déjà subjective), bien qu’il s’en inspire fortement. Même les technologies les plus modernes ne parviennent pas à reproduire fidèlement notre perception naturelle, quand elles n’introduisent sciemment pas une déformation artificielle.
Commençons par la plage dynamique du capteur photo, qu’il soit numérique ou chimique (la bonne vieille pellicule). Face à une scène contrastée – comme l’intérieur d’une pièce avec une fenêtre donnant sur l’extérieur ensoleillé –, l’œil humain perçoit simultanément les détails dedans comme dehors. Dans cette même situation, les capteurs numériques les plus aboutis doivent encore « choisir » entre exposer correctement les ombres ou les hautes lumières.
Avant l’intervention du capteur, les objectifs photographiques peuvent introduire des distorsions, notamment selon leur focale. Les grands angles (large champ de vision) déforment les objets en périphérie et accentuent les distances entre les plans, tandis que les téléobjectifs les « compriment ». Ces effets de perspective, impossibles à percevoir à l’œil nu, peuvent significativement altérer notre perception de l’espace photographié.
Grâce au diaphragme, les objectifs permettent aussi de jouer sur la profondeur de champ. Ainsi, par construction optique, il est possible d’isoler une zone de netteté et de créer un flou plus ou moins prononcé devant et derrière le sujet. Cet effet, recherché en photographie pour sa capacité à diriger l’attention, n’existe pas dans notre vision naturelle qui maintient une netteté relative sur l’ensemble du champ visuel.
La technique de la pose longue illustre également cette divergence fondamentale entre vision humaine et enregistrement photographique. Elle permet de capter des mouvements sur la durée, créant des effets impossibles à observer naturellement : traînées lumineuses, lissage des surfaces en mouvement (par exemple effet lissé sur les cascades, rivières ou la mer), filé (comme le « mode sport » : sujet net sur un fond flou), accumulation de lumière dans les scènes faiblement éclairées. Tandis qu’une fois nos pupilles dilatées au maximum, il ne devient plus possible de capter davantage de photons !
Aussi aboutie soit-elle, la technologie ne reproduit donc qu’imparfaitement ce que nous voyons. Mais ces différences, loin d’être de simples limitations, sont aussi des outils majeurs d’expression artistique. Les photographes s’en emparent précisément pour leur capacité à révéler le monde autrement. Sans le travestir pour autant ?
Négocier avec la réalité
Au-delà des aspects techniques, le photographe joue sur de nombreux paramètres qui influencent l’interprétation du cliché produit. Certains choix délibérés s’inscrivent naturellement dans le processus créatif, tandis que d’autres flirtent avec les limites de l’éthique. Avec tous les outils à disposition, la frontière entre réalité et création artistique s’estompe tant qu’il devient délicat de définir des bornes à ne pas dépasser : où s’arrête l’image sublimée, et où commence la contrefaçon ?
Derrière le viseur, avant même d’appuyer sur le déclencheur, le photographe prend des décisions qui influencent directement la perception de l’image finale. Ces choix peuvent sembler anodins, mais ils orientent pourtant le message transmis par la photographie. Le cadrage, par exemple, joue un rôle crucial : ce qui est inclus ou exclu du champ peut totalement modifier le sens d’une image. La lumière est un autre levier puissant. Un simple changement d’heure de prise de vue suffit parfois à métamorphoser une scène : un paysage capturé sous la lumière dorée du crépuscule inspire la nostalgie, alors que le même lieu sous un ciel orageux provoque un tout autre ressenti.
Dès lors qu’une photographie représente des sujets humains, se pose inévitablement la question de la mise en scène. Même dans un contexte documentaire, où l’on attend une certaine fidélité au réel, la simple présence du photographe influence le comportement des personnes photographiées. Qui reste totalement naturel face à un objectif ? Les photographes de rue le savent bien et cherchent souvent à « voler des instants », en tâchant de se camoufler pour en saisir toute la spontanéité.
En argentique, modifier une image après sa prise de vue exigeait un savoir-faire complexe, avec une marge de manœuvre limitée. Depuis l’avènement du numérique, la retouche photographique s’est largement démocratisée, et chaque image peut être retravaillée en profondeur. Certains ajustements sont considérés comme anodins, voire nécessaires : redresser une ligne d’horizon ou recadrer un cliché. D’autres permettent de pallier les limitations techniques évoquées précédemment : corriger des distorsions optiques ou équilibrer l’exposition. Le plus souvent, ces modifications ne dénaturent pas fondamentalement le contenu de l’image, mais l’optimisent pour mieux refléter la scène telle qu’elle était perçue par l’œil humain. Cependant, la frontière entre amélioration et altération devient floue lorsque la retouche devient plus poussée. En augmentant exagérément la saturation des couleurs ou en fardant à l’extrême les textures d’un paysage, l’image s’éloigne progressivement de la réalité pour tendre vers une vision idéalisée, voire fantasmée. Jusqu’à être déconnectée du réel ?
La suppression d’éléments soulève les mêmes réflexions. Si enlever une poussière sur un objectif ou gommer un micro-détail disgracieux peut sembler anodin, d’autres altérations peuvent pervertir en profondeur la perception d’une scène. Avec l’émergence de l’intelligence artificielle, ce type de manipulation photographique prend une ampleur inédite, à l’instar de la gomme magique. Proposée par de nombreux outils, elle permet de supprimer peu ou prou n’importe quel élément d’une photo, en recréant du contenu à la place. Magie ou sorcellerie, il appartiendra à chacun de juger.
En 2023, une controverse éclate autour des smartphones Samsung Galaxy S23 Ultra. Le fleuron de l’enseigne coréenne est accusé de manipuler les photos de la Lune à l’aide de l’intelligence artificielle. L’appareil ne se contentait pas d’améliorer les clichés lunaires, mais semblait recréer des détails inexistants en superposant une texture factice à l’image capturée. L’affaire a pris de l’ampleur lorsqu’un internaute a testé le système en photographiant une image volontairement floue de la Lune affichée sur un écran : le smartphone y a ajouté des cratères et des reliefs absents du fichier d’origine. Ici mis en évidence par notre satellite naturel, ce procédé s’applique néanmoins à une grande partie des clichés pris par nos smartphones modernes, le plus souvent à notre insu. En effet, ces ruses algorithmiques pallient l’insuffisance de l’appareil photo miniaturisé à l’extrême, en tâchant de deviner ce qu’il devrait voir. Voilà de quoi se demander où se situe la frontière entre amélioration algorithmique et falsification ?
Quelques exemples de photographes pris la main dans le sac en train de négocier avec la réalité :
En 2017, le photographe Marcio Cabral a été disqualifié du très prestigieux concours Wildlife Photographer of the Year après qu’il a été révélé que le fourmilier présent sur sa photo gagnante était en réalité un animal empaillé placé dans la scène.
En 2022, la photographe Kittiya Pawlowski défraye la chronique avec un cliché de panthère des neiges capturé en Himalaya. Seul problème : c’est un photomontage, réalisé sur la base d’une photo volée à un autre photographe. Suite à une enquête minutieuse, nos confrères d’Alpine Mag ont démasqué la supercherie : lire « La fausse panthère des neiges : des photos truquées ».
Pire encore, certains photographes animaliers ont recours à des pratiques peu éthiques : congélation d’animaux (pour ralentir leur mouvement en proxiphotographie), appâts, dégâts sur les habitats naturels… On parle heureusement de cas exceptionnels.
Née avec la promesse d’une reproduction parfaite du réel, la photographie n’a pas attendu l’intelligence artificielle pour transgresser cette attente. Elle s’est progressivement affirmée comme un médium créatif à part entière, dépassant largement cette ambition première d’objectivité. Et ses 200 ans d’histoire nous rappellent combien la frontière entre réel et fiction est poreuse dans le domaine. La vérité photographique peut-elle se penser autrement que dans un rapport d’exactitude au monde ?
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