Le Kamtchatka à pied
Longue marche par ...
|
|||
À la mémoire de Galiya Namjilova, Le volcan Kracheninnikov, à la structure en « poupées russes », est dominé par le volcan Kronotski, Gueule ouverte, l’ourse se dresse de toute sa hauteur sur ses pattes arrière, claquant des mâchoires pour nous intimider. Ses deux petits musardent dans les rochers. S’ils traversent le pont de neige qui enjambe le ruisseau dans notre direction, nous sommes perdus. Que pourraient les quelques centilitres de piment de nos bombes anti-ours contre un monstre de trois mètres ? Nous devrions avoir peur. Pourtant, la beauté de la bête, la puissance du ventre brun tendu de fureur, le tableau de cette fratrie rassemblée à l’ombre de la mère prennent le pas sur la crainte des griffes, des dents de fauve, des kilos de muscles. L’ours brun, Ursus arctos, est chez lui au Kamtchatka, qui compte 6 000 individus. Imprimé dans la terre, le pied énorme, presque humain avec ses cinq orteils déployés, signale partout sa présence, ainsi que les arbres saccagés par les griffes, l’herbe froissée et les crottes remplies de baies non digérées, quand ce n’est pas la bête elle-même que l’on aperçoit, mâle solitaire ou oursons trottinant derrière leur mère. Omnivore, l’animal change de régime en fonction du terrain, broutant airelles et végétaux, croquant jeunes rennes et spermophiles ou se goinfrant de saumons : il lui faut rapidement accumuler la graisse nécessaire à la traversée du rude hiver sibérien. Nous nous sommes mis en tête de parcourir à pied, hors piste et sac au dos, ce pays farouche, province périphérique dont la capitale, Petropavlovsk, nichée dans un repli de la baie d’Avatcha, est abandonnée par Moscou à la déliquescence de sa base sous-marine. L’espace de deux étés, nous voulons nous faire zemleprokhodets, ces pionniers cosaques qui vainquirent, à force d’obstination et de courage, les espaces vierges qui s’étendaient à l’est de l’Oural ; inventer notre propre chemin dans une nature quasi intacte, souvent hostile, sans GPS ni téléphone satellite, seulement munis d’une boussole et d’une carte ; ne compter que sur nos forces et sur la chance qui récompense le voyageur audacieux ; apprendre à lire le paysage ; supporter la faim ; éprouver notre capacité à surmonter les difficultés ; c’est tout cela que nous sommes venus chercher dans ce lieu à nul autre pareil. Marcher au Kamtchatka signifie se confronter à une nature brute, parfois brutale, eu égard à l’âpreté du terrain et aux facéties climatiques de la péninsule. Lorsqu’elles n’ont pas transformé le paysage alentour en désert de pierre, les éruptions des quelque trente volcans actifs ont favorisé la croissance de pins nains appelés stlannik, qui forment un maquis impénétrable. Leurs branches acérées entravent les pas, s’agrippent au sac et obligent à avancer courbé, en arrachant chaque mètre aux griffes de la végétation. Notre record de lenteur : 5 kilomètres en 10 heures... Le chelamannik, le krestovnik et le borchtchevnik, autrement dit la filipendule, le séneçon à feuille de chanvre et la berce laineuse, ne sont pas moins redoutables : véritable jungle qui tapisse le fond des vallées, ces plantes géantes nous engloutissent dans un univers moite, angoissant, dépourvu d’horizon ; on en sort le cou et les mains brûlées par le suc toxique qui coule des tiges brisées. Mais l’épreuve la plus difficile est celle des gués : la beauté limpide des rivières dissimule de redoutables courants, qu’il faut passer, immergé parfois jusqu’à la taille, en risquant l’hypothermie ou la noyade dans une eau glaciale. Les intempéries sont, en été, rares mais spectaculaires : réveillés en pleine nuit par un tremblement de terre, nous avons également subi, par deux fois, la queue d’un typhon qui balayait Sakhaline et le Japon. Pluie drue, bourrasques et brouillard épais nous rappelèrent que nous nous trouvions dans l’une des régions les plus turbulentes du globe. Peu à peu cependant, le corps s’aguerrit, l’esprit s’affermit, et franchir les obstacles ne représente plus une crainte mais un jeu : qu’il s’agisse de trouver la sortie d’un labyrinthe de ravins et de canyons (les fameux raspadki), de sinuer de clairière en clairière à travers les bosquets enchevêtrés, de gravir les pentes raides et fuyantes des volcans, de patauger dans les marécages, de replanter, sur un glacier, la tente arrachée par une tempête de neige, les gestes de la survie et l’instinct du terrain se développent, nous rendant semblables à ces animaux que nous sentons et voyons tous les jours autour de nous, empruntant même leurs pistes lorsqu’elles facilitent le passage dans l’herbe drue, chantant à tue-tête pour les prévenir de notre approche. La variété des phénomènes volcaniques de la chaîne Vostotchni est une constante surprise : sommet fumant de l’Avatchinski, gravi pour la première fois par trois membres de l’expédition Lapérouse ; caprices métronomiques du Karimski, cône charbonneux qui explose toutes les 7 à 8 minutes ; lac acide, d’un bleu louche, lové dans le cratère du Maly Semiatchik ; halètements et jets chauds de la vallée des Geysers, qui semble abriter la salle des machines de l’univers ; mares lactescentes et solfatares de la caldeira d’Ouzon, véritable laboratoire à ciel ouvert ; désert minéral des alentours du Tolbatchik, qui domine une forêt dévastée par son explosion trentenaire ; rougeoiement nocturne du Klioutchevskoï, qui est, avec ses 4 750 mètres, le plus haut volcan actif d’Eurasie ; expectorations fulminantes du Moutnovski, glace et feu mêlés dans son ventre ouvert : le paysage, toujours changeant, semble avoir été créé par un sorcier fou s’essayant à des compositions magiques dans le secret de ses alambics. Montée au cratère Ploski Tolbatchik. Les eaux de fonte s’échappent à travers les champs de lave et disparaissent ensuite dans les couches de lapilli pour aller alimenter la rivière Tolbatchik, qui coule à une vingtaine de kilomètres. Après le caractère bouillonnant de la chaîne orientale, les montagnes de l’Ouest, « la Suisse du Kamtchatka », nous réservent une tout autre atmosphère : nous basculons dans un royaume de landes, de taïgas et de torrents cascadants, parcouru par l’orignal, le glouton et la martre. C’est l’automne : les bouleaux rutilants de sous d’or font des bouquets tremblants le long des rivières. Mottes de bruyère et touffes de baies assourdissent le bruit de nos pas, comme si nous avancions sur la pointe des pieds pour ne pas salir le parterre vermeil que septembre déploie devant nous à perte de vue. Les tourbières succèdent aux tourbières. Le sol irrégulier se creuse de fondrières où la pluie laisse des mares d’eau brune. Nous passons des cols bas qui mènent à des plateaux cernés de volcans à bout de souffle, usés par l’ancienneté de leurs explosions. Parfois, un pic de basalte rappelle l’antique nature de ces formes arrondies que la végétation a depuis longtemps reconquises. L’herbe d’automne galonne de roux les roches violettes qui affleurent au milieu des vasières, flaques de joncs qui noient sous un miroir d’eau trouble le sol mou des clairières. Nous campons près du glouglou furtif des rivières qui serpentent au fond de la vallée. Des feux construits dans un creux de terre, protégés de pierres plates et qu’allume un morceau de lichen, réchauffent notre soupe et nos os transis par les averses désormais quotidiennes. Montagnes et taïga ne sont pas les seuls terrains qu’offre le Kamtchatka. Il nous reste à découvrir la toundra littorale qui caractérise l’extrême sud de la péninsule, là où elle se resserre en une bande de moins d’un kilomètre de large, contre 430 dans sa plus grande largeur. Au long d’immenses plages désertes et nues, intactes depuis l’aube des temps, bordées d’herbes échevelées où scintillent çà et là quelques névés tardifs, nous avançons vers le cap Lopatka, point le plus méridional du Kamtchatka. Des caps verdoyants s’avancent dans la mer d’Okhotsk à l’horizon toujours vide, qui passe du gris au vert selon l’heure du jour. Des récifs à fleur d’eau portent des colonies de cormorans perchés comme des statues de bronze. Nos pas chassent des volées de phalaropes, oiseaux délicats à cou gracile, à bec long et fin, qui font dans le ciel des figures de gymnastes. Mille pièces viennent s’ajouter au fil des jours à la collection d’objets intransportables que nous avons constituée dans notre tête, et qui compte déjà nombre de roches volcaniques et de trophées d’animaux : un crâne de morse – nez tronqué, orbites énormes –, des pinces de crabe, une tête de phoque aux dents pointues comme celles d’un chien, cent coquillages violacés et, blanche, minérale, une vertèbre de baleine. La toundra se fait plus rase à mesure que nous avançons vers le sud. Elle se couvre d’arbustes rampants dont l’humilité laisse imaginer la violence du vent qui balaie cette langue de terre coincée entre deux mers parmi les plus colériques du globe. Maintes fleurs pourtant égaient ce gazon : campanules aux clochettes violines, dauphinelles bleu roi, gros choux jaunes remplis de fils qui ressemblent à des toiles d’araignée. Aucun relief n’accroche le regard, mais le cap Lopatka nous aimante et nous sommes heureux d’avoir à le conquérir par cette marche d’approche. Nous voilà au bout du bout : un morceau de lande grignoté par la marée, une bande de sable hérissée d’herbes, un semis de rochers noirs. À tribord, les flots gris de la mer d’Okhotsk. À bâbord, les flots gris de la mer de Béring. Droit devant : les Kouriles ! L’archipel mythique pour lequel nous avons fait ce chemin ! Subitement, l’émotion nous étreint. Ici finit l’Eurasie. Nous avons atteint les confins de notre monde. Très peu peuplé – moins d’un habitant au kilomètre carré –, le Kamtchatka, dont la moitié des 400 000 habitants résident dans la ville principale, n’en permet pas moins des rencontres d’une grande intensité, d’autant plus précieuses qu’elles sont rares. Arrivés exténués à Joupanova, agrégat d’une dizaine de bicoques sur les rives mélancoliques de la mer de Béring, nous fûmes accueillis à bras ouverts par les douze pêcheurs qui y travaillent pendant la saison estivale, et invités à les accompagner dans leurs activités. Remonter, depuis une barge, les filets installés à un kilomètre de la côte, amener les tonnes de saumons ruisselants jusqu’à la modeste usine construite en bordure de l’océan, y préparer les poissons qui, congelés sur place, partiront sur les tables européennes et japonaises : le travail est rude, les hommes aussi ; ils prirent cependant le temps de nous offrir soupe, caviar et crabes géants et, surtout, rires et gentillesse au cours des deux jours passés en leur compagnie sur cette ultime frontière avant l’Amérique. Dans le décor sulfureux de la vallée des Geysers, nous avons rencontré un couple de volcanologues moscovites en mission ; avec eux, nous avons sondé les entrailles de la terre, à l’aide d’une caméra ignifugée de leur invention, et trinqué à l’amitié franco-russe entre deux bains chauds dans les sources qui jaillissent au milieu de la montagne ; ailleurs, ce sont des géologues, des météorologistes ou un trappeur solitaire qui nous ont donné qui du pain, qui un verre de kvas, boisson à base de seigle fermenté, ou encore ce thé bouillant qui incarne à lui seul l’hospitalité offerte au passant. Jamais nos cheveux hirsutes, nos hardes déchirées et nos chaussures boueuses n’ont rebuté quiconque dans ce pays de coureurs des bois - au contraire, notre parcours suscitait l’étonnement et l’admiration. Nous avons même, pied de nez au puissant FSB, été logés incognito par le fils d’un officier au sein d’un baraquement militaire, dans la ville interdite de Klioutchi ! Bien que la population de la péninsule soit composée de Russes à 80 %, et à 15 % de représentants des nationalités de l’ancienne Union soviétique, plusieurs milliers d’autochtones ont survécu à l’alcoolisation massive, à la tuberculose et à la petite vérole amenées par les Cosaques à la fin du XVIIe siècle. Les Itelmènes ou Kamtchadales habitent plus volontiers dans les villages côtiers du littoral ouest, les Évènes dans la chaîne Sredinni, les Koriaks dans leur arrondissement autonome au nord du Kamtchatka. Si le rouleau compresseur de la russification a presque anéanti leur culture d’origine, quelques-uns parlent encore la langue de leurs ancêtres, et de plus en plus nombreux sont ceux qui cherchent, dans le retour aux activités traditionnelles de pêche et d’élevage, une alternative à la déroute de l’économie soviétique. Piotr et Andreï, sac de cuir en bandoulière, carabine en travers du corps, surveillent à la jumelle le troupeau qui paît au bord du lac. Il y a là plus de mille têtes, dont les robes brunes, blanches et baies dessinent un tableau bucolique dans le décor de pierre et d’eau. Des velours sanglants traînent dans les branches de pin. Le bruit lancinant du broutement de l’herbe se mêle au cliquetis des bois qui s’entrechoquent. Du côté du campement, le sol n’est plus qu’une arène piétinée, sans un brin d’herbe. Depuis une semaine que les éleveurs sont là, les rennes ont dévoré toute la végétation alentour. Bientôt, il faudra se déplacer vers un autre lieu de pâture. Assis en tailleur devant la yourte, Vadim taille un manche de poignard dans un andouiller. Dans cette « civilisation du renne », tout est utilisé de l’animal. Viande, peau, bois, tendons. Que de kilomètres parcours en ce Far East kamtchadale ! Là-bas, nous n’avons pas connu que la joie de la vie sauvage, celle des nuits sous les étoiles, des déjeuners de myrtilles et de champignons, de la marche en liberté ; nous avons aussi rencontré un peuple, le tenace, généreux peuple russe, et trouvé, à ces terres inhospitalières de la pointe de l’Eurasie, une étonnante familiarité.
Émeric Fisset et Julie Boch sont les auteurs de Par les volcans du Kamtchatka, Éd. Transboréal, qui relate leurs aventures kamtchadales, un très bon ouvrage que nous vous recommandons et qui a reçu le prix du Cercle polaire 2007. Émeric FissetÉmeric a de nombreux périples d’envergure à son actif, souvent en solitaire et sans logistique, notamment : deux traversées de l’Alaska en solitaire, à pied, à ski, en kayak et avec des chiens de traîneau (lire Sous l’aile du Grand Corbeau et Dans les pas de l’Ours, éd. Transboréal), des séjours en Laponie et dans le Grand Nord canadien, deux périples au Kamtchatka en compagnie de Julie Boch (lire Par les volcans du Kamtchatka, coauteur : Julie Boch, éd. Transboréal). Il est le fondateur et dirigeant de Transboréal (www.transboreal.fr), une maison d’édition qui souhaite promouvoir le travail d’auteurs ayant réalisé des voyages au long cours marqués par une réelle connivence avec le milieu humain ou le monde naturel. Julie BochJulie enseignait la littérature à l’université où elle menait également des recherches sur la littérature française du XVIIIème siècle dont elle était spécialiste. Julie a participé à la rédaction et l’édition de plusieurs ouvrages. Elle a effectué de nombreux voyages dans diverses régions du monde, dont au Kamtchatka.
|