Itinéraire
Parti en mai 2003 de Yakoutsk en Sibérie, Sylvain est arrivé à Calcutta en janvier 2004. Neuf mois durant, il a traversé ces bandes climatiques et géographiques qui parcourent l'Eurasie d'est en ouest : la taïga au Nord, les grandes steppes de Mongolie, le désert de Gobi, les hauts plateaux montagneux, la chaîne himalayenne et les jungles des contreforts himalayens. Lire l'encart "Sylvain Tesson en bref"
Pourquoi ce voyage ?
Alors que les déplacements dans ces bandes se font habituellement d'Est en Ouest – nomades, migrations, conquêtes, explorations –, ce voyage permet d'effectuer une grande "entaille" nord-sud dans ces zones totalement différentes en termes d'écosystème, de climat, de relief et de populations. Du point de vue d'un géographe aventurier, un itinéraire d'une telle variété présente un grand intérêt.
Déjà amoureux du monde russe, de son histoire très tourmentée et du caractère de ses peuples, Sylvain s'est intéressé à l'épopée des évadés du goulag, à l'histoire de ces gens emprisonnés souvent sans raison, ces gens devenus aventuriers malgré eux, pour reconquérir une liberté qui leur avait été volée. Il a trouvé dans ces destins un bel objectif d'aventure : "en s'évadant des camps où ils étaient traités moins bien que des chiens, ces gens sont passés d'un état de sous vie à un état de survie, par amour de la vie, pour recouvrer leur liberté. Cette quête a été un thème, un moteur pour moi pendant ces 9 mois."
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Et puis il y a ce livre, A marche forcée, étonnant récit de l'évasion de Slavomir Rawicz. Outre Rawicz lui-même (voir encadré), Sylvain est intrigué et touché par l'histoire bouleversante de ces milliers de candidats à l'évasion, qui ont pris le chemin du sud vers la liberté.
Histoire exceptionnelle de ces évadés, quête de la liberté, monde russe, terres de la haute Asie, aventure, voilà un cocktail idéal pour Sylvain Tesson.
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Trois premiers mois dans la taïga
Mai 2003, Sylvain démarre son voyage dans la taïga. C'est une fantastique vie sauvage et solitaire qu'il trouve dans ces forêts, une vie proche de la nature. La cueillette de baies et de fruits, ainsi que la pêche, ajoutées à la nourriture qu'il transporte, lui confèrent une autonomie d'environ une semaine. Nourriture lyophilisée occidentale : purée, pâtes, café, fruits secs et nourriture déshydratée locale : poisson séché, gruau d'avoine (aliment de base du goulag) se côtoient dans son sac à dos. Quelques villages ou cabanes de pêcheurs et de chasseurs lui permettent de se ravitailler. Faire du feu et trouver de l'eau sont tâches aisées dans la taïga qui regorge de bois sec et où coulent de nombreuses rivières. Celles-ci entravent parfois la progression, tout comme les marais formés par la fonte des neiges et Sylvain a des souvenirs particulièrement désagréables d'embourbement dans les marais de la Léna (fleuve sibérien).
Les jours passés seul à longer le lac Baïkal du nord au sud constituent un des moments forts de son voyage : "tout seul dans la beauté, le long des falaises, expérience intense de vie sauvage et de solitude". La température estivale du lac lui permet de cheminer de longs moments dans l'eau au pied des falaises. Parfois avec de l'eau jusqu'au cou, portant son sac sur la tête et s'aidant de son bâton, sa progression est de l'ordre d'1km/h.
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Dans ces régions peu peuplées, les rencontres sont rares. Il en est une que Sylvain craint : les ours ! "Mes amis qui ont côtoyé des ours polaires se moquent de moi en disant que les ours noirs de Sibérie sont petits, que ce sont des ours en peluche !" Sylvain s'est tout de même doté d'un système anti-ours : un bâton dont le bout s'enflamme rapidement en cas de besoin, et l'arme ultime : une fusée de détresse de l'armée russe de 1966… "En cas d'attaque d'ours, tu tires ça et c'est censé faire un énorme feu de Bengale ! Mais je pense qu'il y avait plus de chances que ce truc me pète à la figure et me réduise en poussière avant même l'attaque de l'ours !"
Les steppes de Mongolie à cheval
Plus au sud, se présentent les grandes steppes d'Asie centrale. Sylvain les a déjà parcourues à cheval (en 1999) et a constaté combien cet animal permet d'être en phase avec la culture et les traditions des peuples cavaliers. Il achète alors des chevaux pour traverser la Mongolie. Ce moyen de déplacement lui permet par ailleurs de transporter plus de nourriture. Et puis, "les mongols ont inventé l'outdoor avant tout le monde !" : nomades, ils possèdent une vieille tradition de la nourriture déshydratée : fromage séché, viande séchée. Ils boivent par ailleurs le khumus, cet alcool de lait de jument fermenté, conservé dans des outres après la traite et battu des heures durant par les femmes. A de nombreuses reprises, Sylvain se verra offrir l'hospitalité, et son inévitable khumus, sous la yourte.
Seul pendant de longues journées, Sylvain prend le temps de méditer sur le thème de l'évasion, de travailler sur cet hommage rendu aux gens qui avaient cherché leur liberté. Parlant un peu le russe, il apprécie grandement de pouvoir converser sur ce sujet avec les nomades des steppes, écouter leurs histoires et apprendre d'eux.
Le désert du Gobi
Voyager à cheval dans ces steppes d'Asie centrale – son domaine chéri – est un réel bonheur pour Sylvain. A l'approche du Gobi, il parvient à échanger ses chevaux du nord contre des petits chevaux du sud, plus résistants à l'aridité et la chaleur. Pour son plus grand plaisir, et contrairement à ce qu'il avait pensé, il va pouvoir descendre assez loin dans le Gobi à cheval. Dans ce désert, il est possible de trouver de l'eau si l'on sait où elle est. Sylvain possède de bonnes cartes et apprécie cette navigation de point d'eau en point d'eau. Celle-ci n'est pas toujours aisée et réserve parfois des surprises comme l'arrivée à un puits tari qui oblige à rajouter 60 km à une étape déjà longue de 45 pour atteindre une autre source du précieux liquide de vie.
Le Tibet à vélo
En Chine, Sylvain achète un vélo qui lui permettra d'avancer un peu plus rapidement jusqu'à l'Himalaya. Mais une énorme tendinite au genou le force à utiliser la bicyclette comme une béquille pendant 15 jours. Plus loin, ce sont des vents extrêmement violents qui l'épuiseront et ralentiront sa progression deux semaines durant ; impossible de pédaler bien entendu, même dans les descentes où le vélo – maintenu debout sans pilote – remonte tout seul assez rapidement ! Des jours et des jours à lutter pour pousser le vélo, saoulé par les déchaînements d'Eole. Moments difficiles pour Sylvain qui se trouve alors au milieu de son voyage. Et pour lui, contrairement à d'autres, le milieu d'un voyage n'est pas le meilleur moment, c'est là qu'il est le plus fatigué.
Plus au sud il reprend la marche et rompt sa solitude en accompagnant des moines tibétains en pèlerinage à Lhassa. Ces derniers lui donnent une grande leçon de vie: ils sont toujours heureux malgré des conditions de voyage difficiles, malgré le mauvais accueil qu'on leur réserve souvent (dû au fait qu'ils mendient). Sylvain est ainsi passé du statut d'occidental qu'on accueille partout à celui de moine mendiant que l'on rejette. Mais qu'importe ! Leur bonheur est communicatif. L’arrivée à Lhassa est un grand moment pour Sylvain : après le passage d'un col à 5400 mètres d'altitude, il découvre la vallée, sombre dans le couchant, alors que le dernier rayon du soleil n'éclaire plus que la ville qui lui apparaît alors comme "une goutte d'or" !
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L'Himalaya
La traversée de la chaîne himalayenne du nord au sud, même s'il ne s'agit pas de son axe principal, implique le franchissement de cols d'altitude. Sylvain médite sur cette route de la liberté qui n'est pas encore fermée : des tronçons sont toujours empruntés, notamment entre le Tibet et l'Inde par des Tibétains fuyant les Chinois. Souvent sous-nourris, sans aucun équipement adapté, et avec femmes et enfants, de nombreux Tibétains traversent l'Himalaya pour fuir. Démunis, ils doivent franchir des passages à 5000 ou 6000 mètres d'altitude, les garnisons chinoises étant massées aux cols les plus accessibles – à 2000 ou 3000.
Malheureux paradoxe : alors que le passage d'un col d'altitude est pour le voyageur occidental bien équipé une source de joie – plaisir de l'étape franchie, plaisir d'apercevoir, de l'autre côté, la suite du périple –, ce franchissement se révèle une épreuve pénible et dangereuse pour les Tibétains en fuite.
Au Tibet et dans l'Himalaya, Sylvain se nourrit principalement de tsampa, cette farine d'orge pré grillée et broyée à la base de l'alimentation tibétaine traditionnelle. Il la mélange avec un peu d'eau chaude, de thé, d'huile de sucre et de morceaux de fromage de yack déshydraté, pour obtenir une boule compacte dont il se nourrit deux fois par jour. Un carburant exceptionnel selon Sylvain qui s'étonne que ce produit n'ait pas encore été commercialisé par une marque de montagne.
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Les Jungles du Bengale, dernière étape vers la liberté !
Dernière bande climatique, dernier écosystème à traverser : les jungles du Bengale. Sylvain rachète un vélo pour avancer plus rapidement dans la plaine indo gangétique. Finis les problèmes d'approvisionnement, finis la vie sauvage et les bivouacs isolés, l'Inde agricole est très peuplée.
L'Inde, synonyme pour les quelques heureux évadés parvenus jusqu'à ces latitudes, de délivrance, de victoire, de vie ! C'est à Calcutta en janvier dernier que Sylvain achève son voyage sur les chemins de la liberté.
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Article de Johanna Nobili publié dans Carnets d'Expé n°2
Photos de Thomas Goisque
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