Des Alpes, où nous vivions avant le départ, nous sommes partis le 15 mai 2018. Après une première nuit juste avant la frontière suisse, nous avons remonté le Rhône jusqu'aux flancs du Cervin puis traversé en Italie et profité de la plaine du Pô pour rouler sur du plat pendant les deux premières semaines et nous faire ainsi les jambes avant de nous attaquer aux reliefs des Balkans. De Venise nous sommes remontés vers la Slovénie, avant de longer la côte adriatique croate d'où, chassés par le tourisme de masse, nous sommes entrés dans les terres bosniaques et avons découvert les séquelles de la guerre. Côte du Monténégro, parcs naturels du nord de l'Albanie, traversée à 8 roues par le plus beau des hasards, petite incursion en Macédoine qui nous a laissés sur notre faim, puis la Grèce : première rencontre avec un peuple dont nous ignorions tout et dont la générosité nous a enchantés.
De Grèce nous sommes passés directement en Turquie, nous sommes dépêchés d'atteindre Istanbul où nous avons passé presque deux semaines à explorer la ville, porte d'entrée de l'Asie et confluence des deux mondes. La transition entre les deux continents s'est faite progressivement, sur les bords de la Mer Noire, ralentis par un relief de montagnes russes et un climat écossais qui nous ont surpris, épuisés et éblouis. Puis les terres arides, jaunes à perte de vue de l'Anatolie Centrale, jusqu'à apercevoir au loin le cône parfait et toujours enneigé de l'Ararat, la montagne mythique, vers laquelle notre route se dirigeait inexorablement. Son ascension, en autonomie et presque en cachette, a été un moment-clé de notre voyage et nous a permis d'aborder la suite du parcours emplis d'une belle paix intérieure, celle d'un premier but atteint, celle d'une force personnelle redécouverte, qui laisse à penser que le but ultime, le Népal, sera aussi atteint, un jour. À partir de là, tout s'est enchaîné à une vitesse étourdissante : le tourbillon iranien, les invitations qui se succèdent et ne nous laissent que peu de moments de calme et de solitude, les arrêts systématiques sur la route pour répondre aux questions, s'adonner à cette étrange mode du selfie qui n'a de cesse de nous interroger sur son utilité et légitimité. Une telle intensité de moments partagés, de découvertes, de sorties de notre zone de confort, nous a jetés sur la route avec des forces nouvelles et permis de prendre des décisions que nous n'aurions pas imaginées depuis notre bulle alpine.
Notre itinéraire a connu des changements, progressifs ou soudains, et chacune de ces sautes d'humeur, de ces adaptations au climat ou aux possibilités réelles de telle ou telle route, nous ont gonflés d'un sentiment de liberté tout à fait agréable : la liberté de changer d'avis subitement, de dire non aux froids de l'hiver en Asie Centrale pour dire oui à des pays du Golfe Persique qu'on ne plaçait pas bien sur la carte à peine une semaine avant de mettre le pied sur leur territoire. C'est ainsi que trois jours avant de reprendre la route vers le Turkménistan depuis Téhéran, nous avons décidé de renoncer aux pays en-stan où nous attendait déjà la neige, et préféré la chaleur des Émirats Arabes Unis et de l'Oman, complètement inconnus de nos imaginaires et que nous avons traversés avec un plaisir d'autant plus grand que nous n'avions aucune idée préconçue de ces pays.
Nous avons quitté l'Oman, amoureux de ce pays et frustrés de ne pouvoir nous y attarder plus longtemps, mais le tic-tac des jours qu'il reste à pédaler est de plus en plus bruyant et, même si la somme des kilomètres qui nous sépare du Népal est chaque jour plus insignifiante, nous devons avancer, traverser le Nord de l'Inde, où des oiseaux aux couleurs inconnues nous attendent dans les parcs nationaux du Rajasthan que nous avons déjà repérés.
Aujourd'hui, nous sommes en Inde, à quelques milles kilomètres de notre but, Katmandou, où nous poserons nos vélos pour nous aventurer vers l'intérieur du pays à pied. Nous avons roulé 8000 kilomètres et atteindrons sûrement à peine les 10000. Et si nos emplois du temps et nos comptes en banque ne nous y obligeaient pas, nous rentrerions bien volontiers à la maison par l'autre côté du globe. Le retour en France ne nous effraie pas, c'est une conversation récurrente entre cyclistes au long cours, mais dans notre cas, cela signifie s'asseoir et penser, écrire peut-être pour réaliser ce qui vient de nous arriver, récapituler toutes ces émotions, sensations qui nous ont changés, grandis et nous ont rendus dépendants de ce si beau mode de vie qu'est le voyage à vélo, la lenteur et la liberté qu'il suppose, la découverte d'endroits où les touristes sont rares et donc souvent bienvenus. Rentrer en France signifie aussi préparer le prochain voyage, car un de nos principaux sujets de conversation quand nous sommes sur la route, ce sont les voyages que l'on fera quand l'occasion viendra à se représenter, nous rêvons d'un trip à moto en Amérique du Sud, d'explorer le Japon en vélos pliables, d'acheter un touctouc pour parcourir le sud de l'Inde... et bien sûr de découvrir les endroits que nous avons dû délaisser pendant ce voyage, l'Asie Centrale, la Chine, l'Arménie, le Nord de la Slovénie, le Sud de l'Italie... autant de pays et de destinations qui nous font espérer que la vie sera longue et clémente.