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Vos récits de voyages 20

Du lac léman à la Méditerranée. Le Rhône en kayak de mer

Rikou - 14 avr. 2014
139 messages
Bonjour à tous.

Afin de participer un peu plus sur ce forum, voici comment j'ai parcouru environ 620 kilomètres en kayak de mer, entre le lac Léman et la Méditerranée.

Le périple a duré 13 jours en juin 2013. Il a été réalisé en solo, en autonomie maximale et avec bivouac.

Certains qui fréquentent www.forum-kayak.fr vont bien entendu reconnaître le texte.

C'est juste histoire de faire profiter à un plus grand nombre. Bonne lecture.

Les photos sont ICI

Rikou - 14 avr. 2014
mis à jour le 15 mai 2014
139 messages
"Je chargeai le coffre de la voiture avec tout le matériel. Liste en main, après avoir vérifié et revérifié, après avoir coché et recoché, il me sembla que tout était là. C'est alors que je fixai l'Ysak sur le toit de la voiture qu'Isa, haussant légèrement ses deux sourcils et en penchant son joli petit minois sur le côté me dis, d'un air furtivement inquiet : « Tu es sûr ? ». Nous étions jeudi, à deux jours du départ de « mon raid à moi ». Je laissai le kayak sur la voiture, avec le matos dans le coffre passer la nuit à la belle étoile. D'où les inquiétudes de madame ...On ne sait jamais ce qui peut se passer après tout... Je préférai penser à demain soir où, après le travail, je récupérerai vite tout le monde pour filer au Bouveret, petite bourgade suisse située à l'extrémité est du lac léman. Direction le camping « Rive Bleue » que j'avais appelé en semaine pour réserver un emplacement afin d'être déjà sur place la veille du départ. « Ce n'est pas nécessaire de réserver, vous savez ! En ce moment, avec le mauvais temps il n'y a pas beaucoup de monde. J'espère que vous aurez beau temps samedi ». Bien sûr que nous aurons beau temps … Pfff. Bref. Je lui précisai notre arrivée vendredi en fin de journée, vers 19h30. Comment ? A partir de 18h00, il n'y a plus personne … Ah ! … mais les emplacements disponibles sont affichés dehors, à l’accueil … Ouf.

Ca y est. On est vendredi soir. J'ai terminé le boulot et je m'en vais « dare dare ». J'arrive chez moi, j'attends la petite famille qui pointe le bout de son nez, enfin. Ma moitié et l'aîné de mes tiers. Les deux autres (tiers) ont été casés. Le cadet chez un copain et le matru chez les grands-parents. On décolle à 17h30 … aïe … 3 heures de route, bon 20h30 ça peu encore aller.

On roule … on roule … on se trompe de route … on retrouve la route … Il commence à faire nuit …Il fait nuit … on a faim. On s'arrête à Evian, dans un restaurant italien. On dîne. C'est le soir de la finale de la coupe de France de football, entre Evian-Thonon-Gaillard et Bordeaux.

Résultat des courses : nous arrivons au Bouveret à 23h00. Il fait nuit, il pleut, l'aîné des trois à la ronfle … J'ai pas envie de monter la tente sous ce temps. Je gare la voiture, et nous nous préparons à dormir dedans …on verra demain …

Le lendemain matin je me réveillai à 06h00. En jetant un œil à l'extérieur, je me remémorai avec une certaine contrariété latente, les paroles prononcées par la gérante du camping : « J'espère que vous aurez beau temps samedi ». Et bien il pleuvait. Je fis un tour du propriétaire en allant à l'accueil du camping. Même en cherchant bien, je ne trouvai pas la liste des places disponibles. Bon. Je fis un tour du côté de la plage. Elle était très accessible, au moins ça de gagné. Je revins ensuite à la voiture et constatai que tout le monde se réveillait. Je commençai alors les préparatifs car j'étais bien décidé à respecter l'horaire fixé pour le départ, à savoir 08h00.

La pluie était fine, mais bien là. J'effectuai les derniers contrôles de routine. Je vérifiai si j'avais bien le smartphone fraîchement acquis ainsi que le chargeur solaire, sa batterie et les embouts de connexion … Les embouts de connexion Isa, y sont où ? Les embouts de connexion ! Comment y sont pas dans la boîte ? Dans le sac alors ? Comment y sont pas dans le sac ? Après moult vérifications, je me rendis compte que j'avais oublié les embouts de connexion me permettant de relier les panneaux solaires à la batterie, et la batterie au smartphone … Sans commentaire … Si un petit tout de même, je suis le Roi des c... Neuneu 1er, Roi des c...

Bref, on passa vite à autre chose mais je m'en voulais et c'est un peu énervé que je commençai mon premier portage de quelques dizaines de mètres, de la place de stationnement, à la plage du camping. Première reflexion, j'avais intérêt à bien positionner le chariot sous le kayak qui n'est pas léger, malgré les quelques kilos de gagnés par rapport à l'année dernière. J'étais très excité. Je ne le montrai pas mais j'étais très impatient de mettre l'Ysak à l'eau et de retrouver ses sensations contradictoires et très particulières d'un équilibre parfois précaire, d'une glisse parfois limpide.

08H15. Ca y est. J'y suis. C'est le départ. Une fois bien calé dans mon Ysak, je regarde au loin cette mer intérieure qui reste totalement insensible à mon émoi. Lisse, plate et grise. Je n'entends que l'impact des gouttelettes qui tapent la pellicule d'eau à la surface du lac. Isa et Enzo me regardent partir. Quelques signes de la main en guise d'au revoir et je me retrouve seul en tête à tête avec le Léman, bercé par le clapotis régulier de ma pagaie, à peine plus fort que la pluie qui frappe le pont du kayak. Je ne me retourne pas, l'horizon lointain et les berges grisonnantes du Léman constituent mon nouveau terrain de jeu.

Naviguer sur le lac Léman était une première pour moi et je fus frappé de constater qu'il fallait vraiment pagayer pour avancer. Il n'y avait pas de vent. Tout était lisse autour de moi. Exceptées ces zones du lac dont les vaguelettes brisaient la surface et qui, lorsqu'on j'y pénétrais, ralentissaient net toute progression. Phénomène étrange ...

Cette première matinée de navigation fut placée sous le signe de la pluie, qui d'ailleurs ne me quitta pas (Brel, sors de ce texte ...) de toute la journée, avec deux accalmies de très courte durée, une après Evian et l'autre au déjeuner quand je m'arrêtai juste avant le delta de la Dranse. C'était une magnifique plage de galets, comme il en existe sur notre beau littoral, roulés et façonnés par des milliers d'années de flots incessants déferlant sur la grève. Après cinq heures de navigation, j'étais trempé, j'avais froid, je tremblais et j'avais faim. Une fois réchauffé et sustenté, il fallut repartir, sous les mêmes conditions.

Coupant de pointe en pointe, approchant d'Yvoire, c'est alors que je commençai à distinguer au loin son château que le vent se leva, formant des vagues déplaisantes tout autour de moi. J'ai une aversion pour le vent qui, je pense, est devenu ma phobie de kayakiste. Ah oui, toutes proportions gardées, j'ai une théorie selon laquelle chaque kayakiste a une phobie, une chose qui ne lui convient pas ou qui le gêne, quelquechose qui lui fait perdre son assurance et sa sérénité. Enfin, ce n'est qu'une théorie. Moi, c'est le vent. Bon, ce vent, donc, et ces vagues, commençèrent à sérieusement me gêner. J'approchai de la côte et remarquai tout un tas de rochers qui émergeaient, par-ci, par-là, à quelques centimètres au-dessus de la surface agitée du lac. Mon bivouac était prévu à Tougues mais je ne me sentis pas la force de continuer à batailler ainsi. Je repérai une petite plage juste à ma gauche, me faufilai entre ces rochers émergeants tels des carapaces de tortues géantes se prélassant en surface et je m'échouai lamentablement. Je m'extirpai difficilement du kayak, brassé par le flux et drossé par le reflux. Ca commençait bien, l'hiloire était pleine d'eau. Tant pis, de toute façon, j'étais trempé moi aussi alors, une véritable éponge humaine. Je tirai le kayak pour le mettre à l'abri sous les frondaisons. J' évacuai ce qui devait être évacué et je vérifiai l'étanchéité. J'inspectai enfin les lieux et … Paf ! … un moustique … Repaf ! … un autre moustique … tant pis. "J'y suis, j'y reste". Bon d'accord, c'est pas la Crimée, mais bon. Je mis en action rapidement mes spirales vertes de la mort et installai mon bivouac. Le tarpaulin, le hamac et son toit. Enfin je tentai de faire sécher mes vêtements, alors que je dégustai mon premier repas du soir : Saumon aux pâtes et légumes. Rude et humide journée que voilà. Vivement demain ..."

Rikou - 15 avr. 2014
139 messages
Ce matin là j'eu l'impression de me réveiller au milieu de nulle part. Si je n'avais pas vu l'endroit la veille, il m'eut été impossible de dire où je me trouvais et dans quelle direction aller, tant la brume qui m'entourait, enveloppait les alentours. On n'y voyait goutte. Je tentai en vain de distinguer les rochers émergés, aperçus la veille dans le tumulte des eaux, mais ce fut sans compter sur l'épaisse densité de ce voile cotonneux qui tarda à se lever. Après un petit déjeuner rapide, je levai le camp, et quittai le pays des moustiques pour celui des nuées vaporeuses.

Longeant avec concentration les berges proches du Léman, à l’affût du moindre bruit suspect, scrutant la surface du lac qui filait sous l'Ysak, j’avançai lentement et silencieusement dans une ambiance d'un autre temps. A tout moment je m'attendais à voire surgir ce vaisseau fantôme, tant redouté des marins d'antan, ou ces girondes sirènes mal intentionnées, cherchant un fiancé parmi les hommes, pour s'unir avec lui dans une étreinte fatale et éternelle. Bon, vu que j'étais le seul « marin » à naviguer tôt ce matin là, les épousailles étaient pour moi, si par malheur je croisais l'une des ses chimères homériques. Ce ne fut pas le cas et c'est tant mieux.

Je revins à la réalité lorsque la brume se dissipa pour me laisser entrevoir une dizaine de goélands argentés, posés comme des statues, sur les enrochements d'un petit port artificiel. Enfin je distinguai nettement la végétation et les habitations des rives du Léman, et dans un rai de soleil très éphémère, j'admirai le vol nonchalant d'un couple de hérons cendrés, que j'avais très certainement dérangés.

Je poursuivai tranquillement ma route en assistant au réveil du lac. Les pêcheurs à la traîne avançaient doucement en laissant flotter leurs "luges" de chaque côté des plats-bords. Quelques pêcheurs solitaires en barque, trempaient leur fil dans l'espoir d'une pêche miraculeuse. Quelques plaisanciers quittaient le port d'Yvoire en quête d'aventures marines.

C'est plus loin, après Tougues, que le vent entra en scène. Dès la levée de la brume et jusque là, la navigation matinale fut très agréable. Comme un doux rêve se prolongeant dans la réalité. Malgré le vent qui forçait et commençait à taquiner les vagues, j'avais encore la maîtrise du kayak. Cependant, plus j'avançai, plus le vent et les vagues s'intensifièrent. Pas encore scélérates, heureusement, les vagues m'obligèrent à être plus vigilant et surtout plus ferme dans ma navigation qui devint par conséquent plus sportive, sollicitant plus fortement la plupart de mes muscles.

J'avançai ainsi durant près de deux heures, concentré sur l'effort, et je me rendis compte que les vagues étaient bien plus hautes et le vent plus fort que tout à l'heure. Abdominaux, obliques, deltoïdes et d'autres muscles dont j'ignorais jusqu'alors l'existence, commençèrent à chauffer et je décidai de m'abriter dès que possible. Je rejoignis le bord du lac car je m'étais pas mal éloigné de la rive. Je profitai de la position abritée et de l'hospitalité évidente qu'offrit le petit port de Corsier, pour m'arrêter et me détendre.

Je m'amarrai à couple, juste à l'entrée, contre un bout de quai où je ne gênai personne, pour refaire mon plein d'énergie. En arrivant j'avais aperçu trois hommes qui discutaient, derrière une pompe à carburant. C'est le plus grand des trois qui s'approcha de moi. Nous échangeâmes tout d'abord quelques mots. Vous venez d'où ? Vous allez où ? J'appris ensuite que ce petit port servait de "garde meubles " à bateaux. Les propriétaires appelaient pour dire qu'ils voulaient faire un tour sur le lac et les gars préparaient l'embarcation. On y fabriquait et restaurait aussi des bateaux en bois dont les fameux « Riva », canots en acajou, chromes et cuir, créés par Carlo Riva dans le début des années 50 et dont la production dura jusque dans les années 80.

Ce grand énergumène m'invita à utiliser la cale pour sortir mon kayak et me permettre de me dégourdir les jambes. Inévitablement, la discussion porta sur le vent du jour. « Ah ça, c'est la bise. Ici elle souffle souvent. » me dit-il. « D'ailleurs la pointe que tu vois la-bas. » Oui, le tutoiement vient facilement entre nous, navigateurs solitaires, habitués au dures conditions de vie dans ce milieu hostile. « … la pointe que tu vois la-bas, c'est la pointe-à-la-bise. C'est comme ça jusqu'à Genève après ça se calme. Si t'as une voile, c'est le moment de la sortir.» … Ok … et ben comme ça, j'étais au courant. Et pis non … je n'avais pas de voile.

Très simplement, ce grand blond d'un mètre quatre-vingt cinq, planté derrière ses lunettes noires, enfoncé dans sa parka m'expliqua son travail, me montra quelques bateaux et notamment une espèce de Rolls Royce flottante, magnifique, chrome et bois, à la conception de laquelle il avait participé. En toute humilité, cet homme ouvrit une partie de son univers à un parfait inconnu, votre serviteur. Je l'ai déjà signalé, mais c'est aussi pour des moments pareils que l'on fait ce genre de périple. Pas que pour l'introspection solitaire, pas que pour la béatitude des paysages, pas que pour la beauté du monde, mais aussi pour la bonté des hommes.

Je quittai mon congénère et me jetai de nouveau dans les vagues qui n'avaient pas du tout diminué d'intensité. La pointe-à-la-bise fut digne du nom qu'elle porte et certainement de sa réputation. Et le fut un peu trop longtemps à mon goût. Près d'une heure et demi après mon départ de Port-Corsier, ce fut éreinté que j'arrivai au port de Ruth, sur le quai de Cologny. Le vent, les vagues, la houle, eurent raison de mes articulations, de mes muscles et de mon endurance. Je m'arrêtai providentiellement à une rampe pour véliplanchistes où je sortai le kayak de l'eau. Les efforts soutenus pour maintenir mon cap et diriger le kayak, m'avaient quelque peu affaibli. J'étais fourbu. Le vent était de plus en plus fort. Ce qui engendra mon désarroi mais provoqua la liesse des véliplanchistes qui arrivèrent les uns à la suite des autres, pour s'élancer, voile déployée et planche acérée, dans cette tourmente de bise et d'écume.

Je restai là, contraint, une nouvelle fois par les éléments. Je contemplai les figures de style des voiles multicolores, qui envahirent le plan d'eau, fendant et virevoltant avec fracas, au-dessus des vagues, par delà la bise renforcée.

J'attendai la fin de journée pour étaler ma bâche et m'installer à côté de mon kayak qui me protégea du vent. Au loin Genève disparu peu en peu dans la pénombre. Je préparai mon diner en pensant à demain … et s'il y avait du vent."

Rikou - 15 avr. 2014
mis à jour le 04 mai 2014
139 messages
"Après une nuit animée par les lumières des véhicules de quelques disciples de Marie-Jeanne, en quête d'un trip initiatico-mystique, cherchant la communion solennelle avec la quintessence même de Gaïa, notre Mère nourricière, enfin, un truc comme ça, ce fut très tôt dans la matinée que je partis avec en tête l'objectif de parcourir un maximum de kilomètres.

Ce que je remarquai, dès le lever du jour, c'est que le Léman présentait encore quelques stigmates des agitations de la veille. J'activai un peu la manœuvre et je me retrouvai enfin à pagayer dans une sorte de houle, qui me poussait par trois-quart arrière. Je gérai la chose avec enthousiasme constatant que je me rapprochais inévitablement et sûrement de la jetée des Paquis.

35 minutes. Ce fut le temps que je mis pour effectuer le trajet jusqu'au port du Mont-Blanc à Genève. Arrivé sur l'esplanade du quai du Mont-Blanc, ce fut avec amertume que je repensai à l'après-midi perdu la veille, alors que je n'étais qu'à 35 minutes...

Ces 35 minutes, je les ressassai sans cesse durant le portage qui suivi et qui fut très agréable puisqu'il se passa sous un doux soleil matinal. Agréable et riche en surprises. C'est ce qui donne d'ailleurs du piment aux aventures que nous entreprenons, me direz-vous. Mouais. Comme ces travaux sur le quai de Bergues, qui m'obligèrent à faire un petit tour du pâté d'immeubles pour rejoindre la place de Saint-Gervais puis le quai Turrettini. Ou encore ce « Bloum ! », aussi sourd que soudain, qui annonça la rupture de la sangle qui maintenait mon chariot en bonne position sous le kayak. Ce chariot, devenu aussi plat que la Beauce, dont les roues frottaient bruyamment avec insistante contre les flancs du kayak qui s'affaissa de tout son poids, d'au moins quinze centimètres. Ce chariot donc, qui devint, par la nature même de l'accident qui le toucha, inutilisable pour le reste de la trentaine de portages à effectuer. Impassible, le visage fermé, ne laissant rien apparaître, je replaçai l'Ysak sur le chariot et poursuivai le portage, tant bien que mal, jusqu'au quai du Seujet, devant le regard ébahi mais amusé, d'un employé de la chaussée, qui cru bon m'interpeller, alors que je me portai au niveau du balais qu'il avait calé sous son coude, plié sous son menton (le coude), surmonté (le menton) d'une tête toute en rondeur : « Alors ! On fait du sport ? » … « Hein ! » … ajouta-t-il. Devant tant de bonhomie, je fus désarçonné et ne pu lui répondre que d'un sourire accompagné d'un hochement amical de la tête.

Retrouvant la fluidité d'une trajectoire enfin maîtrisée, sur un Rhône raisonnablement vigoureux, je reprenai le fil de l'eau avec joie et impatience juste avant la confluence avec l'Arve. Cette portion du Rhône, entre Genève et le barrage de Génissiat est, à mes yeux, l'une des parties les plus agréables. Et ce, malgré cette dualité toujours aussi contrastante entre un Rhône industrialisé et un Rhône débordant de « naturalité ». Au détour d'un méandre, d'une haie de saules ou d'un bouquet de genêts, on découvre des roselières où joncs, phragmites et Rhône s'entrelacent paisiblement, offrant aux cygnes tuberculés, harles bièvres et hérons cendrés un havre abrité et bienveillant. C'est le « plouf » fulgurant de la foulque, cherchant pitance de quelques herbes aquatiques. C'est l'efficace immobilité de l'aigrette avant l'attaque, le bec tendu vers sa proie innocente. C'est le chatoiement de couleurs qu'arbore ce martin-pêcheur furtif, qui passe devant le kayak en un éclair bleu électrique. C'est encore les orbes réguliers que dessinent ces dizaines de Milans noirs, suspendus là-haut dans l'azur du ciel.

Malgré les travaux rencontrés au barrage de Verbois, malgré le gros portage au barrage de Chancy-Pougny, malgré le portage au seuil frontalier situé plus bas, en aval, malgré le vent déchaîné dans le défilé de l'Ecluse, que domine son imposante forteresse … malgré tout cela … cette portion du Rhône reste définitivement l'une de mes favorites.

Le soleil venait juste de disparaître derrière quelques nuages quand j'arrivai face à un géant de fer et de rouille, planté au milieu du fleuve, entre deux abruptes et hautes falaises. Impressionné par ce colosse des temps modernes, je naviguai silencieusement, de peur de réveiller la bête aux bras d'acier. Au détour d'une ultime pointe rocheuse, le barrage de Génissiat se dévoila enfin et ce fut fier et heureux du parcours accompli, que je foulai du pied, la rampe tant convoitée. Un brin de toilette réparateur plus tard, c'est sous mon bivouac improvisé à même le sol bétonné que je couchai dans mon fidèle calepin, tout d'ébène vêtu, les événements qui rythmèrent cette journée.

06H05 départ de Cologny … 35 minutes plus tard, arrivée à la rampe du port du Mont-Blanc … 35 minutes …"

Rikou - 15 avr. 2014
139 messages
"C'est au barrage de Verbois, que je fus frappé d'une géniale étincelle, pour remettre sur roues mon chariot endommagé. Dans son ouvrage Canoë-kayak, paru aux éditions Amphora en 1973, François PARIGOT indique qu'il est important, entre autres choses, de disposer, en randonnée, de cordes et autres sangles de tailles et longueurs différentes. C'est pourquoi, j'avais avec moi deux sangles de spéléologie de 3 mètres de longs, une corde de 30 mètres, et 50 mètres de paracorde. C'est fort de cette expérience (celle de François PARIGOT), que je remplaçai durablement la sangle déchirée, par une sangle plus robuste, qui me permit d'effectuer tous les portages, jusqu'à la fin de mon périple.


J'entamai donc le long portage du barrage de Génissiat, très confiant en mon matériel. Prévoyant que ce portage-là, pour avoir repéré les lieux quelques mois plus tôt, allait être un peu ardu, de part son relief un peu accidenté. Je dois avouer que les premières centaines de mètres goudronnées ne furent pas d'une insurmontable difficulté. Ni la descente du petit chemin à travers la forêt, malgré cet arbuste tombé en plein mitan et qui fut promptement découpé à la machette puis dégagé dans le bas du vallon. Ni le franchissement du petit pont métallique, dont les seuils étaient cependant bien assez haut, pour un kayak et son chargement.


Double étonnement en arrivant à destination. Tout d'abord le niveau du Rhône était relativement élevé. Facilement deux mètres de plus par rapport à ce que j'avais vu la dernière fois. Et c'est un peu inquiet que je contemplai les rapides qui s'étaient formés et que je devais traverser pour rejoindre une zone plus calme, de l'autre côté, en rive gauche. Puis la durée du portage. 50 minutes. Soit 10 minutes de moins que celui de Genève, plus long de 200 mètres certes, mais beaucoup moins « accidenté ».


Satisfait donc, je prenai le temps de repérer le meilleur passage à emprunter, tout en me remémorant le relief du fleuve, maintenant invisible. J'effectuai la mise à l'eau dans une zone de contre-courant et je pris bien pris soin de positionner mon kayak le nez en direction de l'amont. Alors que j'accrochais ma jupe à l'hiloire, une légère angoisse apparu et monta tout doucement à travers mes membres. Je sentis physiquement, le stresse envahir mes mains, puis mes bras et enfin ma poitrine où les battements de mon cœur se mirent à accélérer. Ce fut comme un picotement, parcourant mes veines et envahissant mes muscles. Incroyable sensation. Il fallu que j'attende une bonne dizaine de minutes, et beaucoup d’auto-persuasion, pour revenir à un rythme cardiaque acceptable.


Un peu plus calme, je m’élançai dans la tourmente, pagayant énergiquement pour mettre le nez du kayak dans le sens du courant. Aussitôt je fus entraîné au milieu du fleuve. Je fus ballotté par de grosses vagues et le kayak se déporta dangereusement perpendiculairement pour offrir son flanc gauche aux flots rugissants. Pas bon ça ! Je tentai de redresser l'avant du kayak et fus surpris par un creux incroyable, qui m’entraîna tout droit sur des rapides plus sérieux encore. Je réussis à les éviter de justesse, redoublant d'efforts pour aller plus vite que le courant. Je franchissai les quelques mètres qui me séparaient de cette zone plus calme que je réussis enfin à atteindre, après avoir subi encore quelques assauts qui mirent à mal la stabilité du kayak et qui faillirent bien me faire chavirer, si je n'avais pas eu le réflexe de lever la pagaie au-dessus de ma tête, tout en rétablissant la gîte affolée.


Bien que naviguant dans une zone moins agitées, je restai vigilant. Je remarquai que certains arbres en bordure, généraient, au contact avec le fleuve, des vagues et tourbillons tout aussi turbulents les uns que les autres. Ceci étant certainement le résultat de la hausse du niveau de l'eau qui élargissait son rayon d'action. J'arrivai ainsi à l'ancien pont de Pyrimont où je fus, malgré tout, surpris par l'étonnante rapidité du courant qui gagna soudainement en intensité, formant un tourbillon énorme entre une sorte d'empierrement en rive gauche et une pile du pont en rive droite. Je ne sais pas comment mais je passai au travers. J'évitai même d'être embarqué dans ce contre-courant formé à gauche, qui déjà avait pris au piège un tronc d'arbre égaré, que je ne voulu pas croiser, ne sachant, et surtout ne voulant pas savoir, du bois ou du polyéthylène, qui fut le plus résistant.


Evoluant dans un espace plus large, le fleuve se calma pour se scinder en plusieurs petits bras. Je décidai d'emprunter la passage à droite, qui se divisait en deux couloirs inégaux mais séparés, au milieu, par un tronc d'arbre, avec branches et feuillages. Il n'était qu'à quelques dizaines de mètres et je n'avais pas encore décidé de quel côté j'allais le franchir. Hésitation et navigation ne font pas bon ménage. Décision tardive … réaction tardive … gestes gauches et … « Plouf ! » … Je dessalai. J'émergeai de l'eau froide quelques mètres après l'obstacle fatidique. Entrainé par le courant, à côté du kayak retourné, j'éjectai de rage mes lunettes qui étaient restées sur mon nez. Neuneu 1er était de retour. Après avoir franchis les rapides de Génissiat, puis ceux de l'ancien pont de Pyrimont, je m'étais échoué sur un obstacle que j'avais repéré assez tôt et que j'aurais pu, et même dû, contrôler. Très énervé contre moi-même, j'agrippai la ligne de vie de l'Ysak et je tentai de nager en direction de la berge en rive droite. Le courant fut tel qu'il rendait vaine cette tentative. Soudain je sentis le fond racler mes genoux et je pris appui quelques mètres pour le sentir, ensuite, se dérober brutalement. Epuisé, je réussissai à retourner le kayak. J'évacuai une partie de l'eau qui se trouvait dans l'hiloire et patientai ainsi quelques minutes pour enfin profiter d'un courant qui se dirigeait doucement vers la berge. Je recommençai à nager et voyant que cette fois-ci mes efforts aboutissaient, j'amplifiai mes mouvements pour finalement sentir la rondeur des galets puis la viscosité de la vase. Je me calai dans un coin tranquille, les pieds dans l'eau, complètement trempé. C'est incroyable comme tout va très vite dans ces moments là. Ce qui est étonnant, c'est qu'une fois retourné, je ne heurtai ni le fond ni même les branches englouties. Arrivé au niveau de ce satané arbre, j'avais pu éviter les premières branches. Le reste fut l'affaire de la providence et d'un reflexe qui me poussa à me jeter sur la gauche ...N'y pensons plus.


Le reste du parcours se déroula sans encombre. Le franchissement des deux radiers en aval du barrage de Motz, fut grandement facilité par le niveau de l'eau parfaitement adéquat. Il était prévu qu'au seuil de Chanaz, je retrouve un ami. Le rendez-vous fût honoré, comme d'ailleurs les autres rendez-vous programmés. Je m'offrai même le luxe de prendre le temps de me ravitailler en eau, en allant faire un tour à Chanaz, après avoir laissé le kayak, à proximité de l'écluse du canal de Savières.
Je pris également le temps d'installer mon bivouac, juste à côté de ces deux arbres entre lesquels mon hamac trouva sa place. Ce fut un « Oh Frérot ! » bien familier qui me sortit du sommeil dans lequel je glissais inévitablement, alors que je me prélassais à côté du kayak. Charcuteries, saucissonnades et vins de pays dansèrent devant mes yeux mis-clos qui s’écarquillèrent aussitôt. Encore un moment de franche camaraderie partagé avec mon alter ego. Pupuce, pour les intimes, est ce genre de personnage qui partage avec moi une certaine vision du monde, une certaine manière d'envisager le meilleur moyen d'employer son temps à le découvrir. Nous nous sommes plusieurs fois émerveillés de concert. Devant dame Fario gobant goulûment à la lueur du crépuscule, toutes proies s'offrant à elle. Devant un ruisseau de montagne coulant fraîchement entre les hauts pâturages pourpres d'un flanc de colline arrosé par le soleil couchant. Devant cette horde de chevreuils prudents traversant furtivement la verte prairie herbacée qui les sépare de leur forêt protectrice. Indéfectible compagnon de pêche, frère de cœur, à défaut d'être frère de sang, la relation n'en est que plus forte. Méditant sur le bien-être qui nous envahissait, sur cet état de grâce qui nous touchait, ponctuant les ding ding des verres qui s'entrechoquèrent par des « On est pas bien là !!!» d'une portée philosophique qui nous échappe encore, nous nous promîmes de vivre des instants identiques, comme à chaque fois d'ailleurs, que cette naturelle ivresse nous surprenait. Ce fut repus et rassasiés même que nous prîmes congé l'un de l'autre.

Charcuteries, saucissonnades et vins de pays dansèrent devant mes yeux, une bonne partie de la nuit, dans les vapeurs éthérées de mes rêves adorés."

Rikou - 17 avr. 2014
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"Cette nouvelle journée commença par un petit déjeuner comme je les aime. Des oeufs brouillés dans leur bain d'huile d'olive, des céréales trempées dans du lait et saupoudrées de sucre, une tasse de café bien chaud, une douce compote à l'arôme fruitée… Le tout dégusté au bord du fleuve, dans un petit coin spécialement aménagé.

Car en ce qui me concerne, la prise du petit déjeuner, et du diner d'ailleurs, ne peut se concevoir que dans un lieu propice, que j'aurai pris le temps de choisir avec soin, selon un certain nombre de critères bien établis et définitivement arrêtés. Ni trop loin, ni trop près de l'eau, histoire de conserver une zone de sécurité me permettant d'agir en cas d'urgence nécessaire. Un sol plat pour garder une stabilité aux éléments que j'y disposerai. Un espace propre, sans débris ni corps étrangers, ni insectes et autres bestioles rampantes. Enfin, il bénéficiera d'une vue ouverte sur un panorama paisible, favorisant, j'en suis persuadé, et la digestion et la reflexion personnelle. Là, réside la clef du succès d'une expédition réussie et de toute autre entreprise du même genre. Je suis également persuadé que cette sensation de bien-être qui découle d'un repas effectué dans de telles conditions, agit comme un stimulant renforçant notre volonté, notre détermination, et par conséquent, efface, momentanément peut-être, les tourments musculaires infligés à notre corps. Qui n'a pas, lors de ses virées champêtres, après un repas mérité, caressé sa bedaine, admiré le paysage d'un regard lointain et sonjeur, ponctuant cet état de : «Aaaaaaah … j'ai bien mangé ! », gonflé à bloc et paré pour affronter la nature sauvage ?

C'est donc gonflé et paré, illustrant ma théorie, que je naviguai sur un Rhône dont le courant adopta une vitesse idéale. Je pris le temps de contempler ses berges riches et changeantes. Je passai d'une plage de galets blancs où cohabitaient Harles bièvres et Canards colverts, à une roselière calme et silencieuse, refuge protecteur de quelques Cygnes tuberculés, affairés à couver leur progéniture. C'est sous un ciel clément, illuminé d'une chaude lueur, et régulièrement traversé d'une bise rafraîchissante, profitant que le fleuve m'offrit son meilleur profil, que j'effectuai l'une de mes plus paisibles, agréables, sereines et idylliques navigation. Pour la première fois, véritablement, je naviguai en relachant complètement mon attention, m'en remettant à la bonté du fleuve, qui, comme par enchantement, devinait, prévoyait et anticipait le moindre de mes mouvements, la plus furtive de mes intentions. Cet état de confiance mutuelle s'interrompit épisodiquement lors des portages aux barrages du Seuil de Yenne et de Montagneux, pour s'établir à nouveau, au contact de l'eau complice, en aval de chacun des deux ouvrages.

Plus loin, j'entendis avec appréhension le sourd rugissement du seuil des Molottes, qui s'annonça dans un lointain fracas. Le brouhaha ambiant contrasta avec la quiétude champêtre qui régnait autour de la rampe de mise à l'eau. Le portage se réalisa dans un cadre bucolique, via un chemin caillouteux, traçant au milieu des herbacées, œillets et coquelicots, une voie ocre et rectiligne, fendant cette palette verdoyante agrémentée de lumineuses tâches de couleurs. C'est en marge de ce tableau coloré que se déroulait le combat dont je fus le témoin privilégié. Tel un titanesque Kraken, fait de bois écorché et de branches tentaculaires, un géant végétal luttait pour sa survie, pris entre les roches acérées et les flots agités. Il projetait devant lui dans un cri silencieux, ses membres longilignes et tortueux, comme des bras tendus vers un sauveur invisible, qui, devant l'évidente fatalité de ce combat inégal, savait déjà son intervention vaine et inutile. Tout aussi impuissant, je repris mon portage et retrouvai de l'autre côté de ce modeste paradis terrestre, l'éphémère complicité dont le Rhône me gratifiait. Et c'est avec étonnement que je constatai que cette entente fraternelle entre l'homme et le fleuve, perdura jusqu'à la fin de la journée. Je franchis dans un étrange silence l'étroit défilé de Malarage, et me retrouvai dans un espace élargi, entre Roche Vieille et Grand Cuchet, les jumeaux éternels. Sous la protection de ces gardiens de pierre, qui imposaient le silence et forcaient à l'introspection, je pris le temps de trouver l'endroit idéal pour mon bivouac. Ce fut chose faite en rive droite près de ce bosquet qui bordait une petite prairie. Mon diner englouti, assis au bord du fleuve somnolent, j'étais tout simplement heureux des cinquante kilomètres parcourus et des dix heures passées avec mon fidèle Ysak. Ereinté... mais heureux."

Rikou - 01 mai 2014
mis à jour le 15 mai 2014
139 messages
"L'emplacement du bivouac fut proprement débarrassé. Le matériel convenablement rangé dans les compartiments du kayak. Bien calé dans l'hiloire, le nez tourné vers l'amont, concentré sur mon roadbook, je repérai les passages délicats de l'itinéraire que j'allais emprunter. Pour dire vrai je n'en trouvai aucun. Sur une échelle de 1 à 10, si je devais évaluer le degrés de difficulté de cette étape, je mettrais 1. Vu que j'ai décidé que l'échelle commençait à 1. Sinon, j'aurais mis 0 si j'avais décidé de la faire commencer à 0. En effet, excepté le portage au barrage de Sault-Brénaz, qui doit prendre au pire quinze minutes, aucun obstacle majeur, aucun obstacle du tout d'ailleurs, ne vint perturber une navigation qui s’annonça plus que paisible.

A propos de Sault-Brénaz, aménagement plutôt que barrage de Sault-Brénaz serait plus précis pour désigner cet ensemble constitué du barrage de retenue de Villebois, sur le bras en rive droite du fleuve, de l'usine hydroélectrique de Porcieu-Amblagnieu, sur le bras en rive gauche. Et au milieu … l’Île de la Serre, avec l'ancienne écluse longue de 180 mètres et large de 16 mètres.

Je rencontrai bien quelques rapides après Loyettes, un peu avant d'arriver à la zone naturelle protégée de la confluence avec l'Ain, mais rien de bien méchant. Il y eu le passage devant la Centrale du Bugey … mouais … rien de bien méchant non plus. Ce qui ma frappa là-bas, c'est le nombre de gens qui pique-niquaient en famille, dans des prairies dégagées, ou sur les berges vertement parées, aux alentours immédiats de ce complexe nucléaire. Le tout dans un cadre champêtre d'où se dégageait une sérénité qui fit presque oublier que dans les entrailles de la bête se terrait une force dévastatrice, dont la présence était trahie par de simples toussotements de fumée blanchâtre, s'échappant de ses évents de béton … Donc, vous voyez … rien de bien méchant.

L'étape du jour devait se terminer par un bivouac à proximité du terrain militaire de la Valbonne. Sauf que, la fluidité du parcours aidant, je me retrouvai beaucoup trop tôt sur le site en question. Je décidai donc d'être plus téméraire encore et de poursuivre au-delà de ce que préconisait mon roadbook. J'avançai donc en direction du barrage de Jons avec la ferme intention de parcourir un maximum de kilomètres.

Alors autant le franchissement de l'aménagement de Sault-Brénaz … et oui … aménagement … fut rapide, autant celui du barrage de Jons fut plus fastidieux. Accéder à la rampe ne pose pas de difficulté en soi, si ce n'est la présence d'une part d'un courant assez engagé et d'autre part de ce petit canal de captation d'eau, certainement pour alimenter la rivière artificielle qui permet dorénavant aux poissons, de circuler entre le canal de Miribel et le canal de Jonage. Sauf que, une fois dans l'enceinte du barrage, on ne peut plus en sortir vu que le site est complètement clos.

Je cherchai donc une voie de secours, qui me permit de ne pas continuer sur le canal de Jonage et ajouter ainsi deux autres portages à la liste des portages déjà effectués et de ceux à effectuer, plus nombreux encore à ce stade du périple.

La première tentative pour trouver un endroit propice à l'accostage échoua. Pourtant un panneau en rive droite indiquait un « U » énigmatique qui me sembla être un repère désignant un point d'accostage justement. Il n'en était rien. Ou alors il n'en était plus rien. Il en fut, peut-être, mais plus maintenant. La seconde tentative, quelques dizaines de mètres plus en aval, fut couronnée de succès. Je plantai le nez du kayak face au courant dans un endroit presque idéal, où un contre courant parfait, immobilisa le kayak. Cependant, les piquants des ronces, le tranchant des rochers et la hauteur de l'empierrement rendirent difficile le halage de l'embarcation sur le plancher des vaches. Il y avait un risque d’abîmer et l'homme et le bateau. Ce fut après quelques glissades, et égratignures, ponctuées comme il se dut de commentaires peux élogieux pour celui qui les prononça, que je finis par hisser la bête sur l'herbe sèche jaunie par un soleil revigoré.

Le portage en lui-même ne fut pas long mais je perdis beaucoup de temps à chercher le meilleur passage pour accéder au canal de Jonage, pourtant si proche. Il fut un peu chaotique en suivant le sentier surélevé qui avait certainement été construit à l'occasion de l'aménagement du site pour les poissons. Mais j'accédai enfin au canal, après avoir traversé une zone où les arbustes penchés dans le sens du courant, portaient encore les stigmates des crues récentes. Une fois le kayak mis à l'eau, je filai sur un courant relativement rapide, dans une eau légèrement verdoyante, et s'éclaircissant peu à peu.

En cette période de l'année, les berges du canal de Miribel étaient très accueillantes. Il y a un chemin qui le longe sur une grande partie et les locaux ne se privèrent pas pour se prélasser en bord du fleuve, au gré des espaces libérés, protégés par un saule, les pieds dans l'eau fraîche, ou allongés sur un pagne, le dos rougit par un soleil à l'étreinte brûlante.

Je les imitai. Je laissai l'étreinte brûlante cependant et choisis un espace entre deux zones de galets pour accoster en rive droite. J'installai alors mon bivouac sur un petit promontoire sablonneux, garni de magnifiques bouleaux aux troncs solides et accueillants sur lesquels je m'empressai de fixer mon hamac. L'endroit me sembla propice à une petite partie de pêche. Après la rituelle collation du soir, je m'abandonnai aux plaisirs simples de cette activité séculaire, que nos ancêtres pratiquaient pour la survie du clan. C'est ainsi que je terminai ma journée, au bord du Rhône, une canne à la main, les pieds dans l'eau fraîche, le souffle chaud du soleil sur mon visage. Le « ploc » sourd et furtif de la cuillère tombant dans l'eau, marqua le début de l'action. J'attendis avec impatience et une certaine fébrilité dois-je avouer, le « toung ! » caractéristique de la truite qui attaque le leurre, que tous les pêcheurs de salmonidés connaissent et espèrent à chacuns de leurs lancés … Ce ne fut pas pour ce soir là … plus tard peut-être ..."

Quelques photos ICI

Johanna - 01 mai 2014
662 messages
Merci Rikou pour ce partage !

Rikou - 02 mai 2014
139 messages
Merci Johanna :/

Rikou - 02 mai 2014
139 messages
« Une mauvaise expérience vaut mieux qu'un bon conseil ». Cette phrase de Paul Valéry me revint en tête et j'ose y ajouter modestement une petite touche personnelle à savoir qu'une mauvaise expérience évitée vaut, aussi, mieux qu'un bon conseil. Cette méditation matinale intervint après que je m'extirpai de mon hamac, qui se trouvait à quelques centimètres d'une eau dont le niveau était monté durant la nuit, en silence et sans prévenir. Je me plantai à la limite de ce promontoire providentiel sur lequel je me trouvais, constatant que le Rhône avait pris au moins 1,50 mètre, voir 2 mètres par rapport à la veille. Ce tertre salvateur surplombait de moins d'un mètre le fleuve taquin et je remerciai cet espèce de sixième sens qui, la veille, me titilla pour m'inciter à mettre le kayak à l'abri sur cet emplacement surélevé. Aujourd'hui je me demande si ce n'est pas une affaire d'instinct effectivement plutôt que d'expérience. Cette expérience qui se forge en fonction de ce qui nous arrive mais aussi de ce que nous évitons qu'il nous arrive … bon … euh ... N'est pas Paul Valéry qui veut ...

Bref, les premiers émois très rapidement dissipés, un rapide coup d'oeil sur le téléphone portable et je concluai que la batterie affichant 8 % d'autonomie ne tiendrait certainement pas la journée ! Je m'empressai de contacter Dudu pour définir les termes de notre rencontre au bord du Rhône. Je procédai de même avec ma moitié et nous fixâmes rapidement notre « visu » à Vernaison, devant chez « Paul'o », à 17h00 et … et … et puis plus rien. Le voile noir. Plus de batterie.

J'avais donc rendez-vous avec Dudu à 13h00. Je pris le temps de soigner mes petits bobos, de soigner mon hygiène corporelle et de préparer le kayak pour le départ. Ce fut certainement vers 10h00 que les premiers coups de pagaie furent donnés. Me lançant sur ce Rhône grossi, et pour cause, je pensai au prochain portage, celui du seuil du Neyron. Il ne fut pas difficile puisqu'il y avait une rampe très accessible en rive droite, après le pont de Miribel, qui me permit de sortir le kayak aisément. C'est après le seuil que cela devint plus problématique puisque je ne repérai aucun endroit propice à la remise à l'eau. Non seulement problématique mais bruyant fut ce portage .. Long et bruyant.

Je ne trouvai aucun accès au fleuve et poursuivai sur ce chemin qui longeait la voie ferrée, toute proche. Vraiment toute proche. Je fus surpris, à la limite du sursaut, par le bruit strident et perçant du premier train croisé et par le souffle qu'il générait.

Je fus également surpris de sa fréquentation. Je rencontrai quelques joggeurs et vététistes qui ne manifestèrent aucun signe d'étonnement en me croisant, ainsi qu'un jeune chien de race incertaine mais à la truffe brillante et au regard vif, répondant au sympathique sobriquet de « Champion ». Ce qui en disait long sur le caractère certainement singulier de ce canidé et de la haute estime que son maître avait de lui. Le dit maître, d'ailleurs, se tenait à une trentaine de mètre derrière son compagnon, le torse nu mais vaillant, la chemise bleue nonchalamment posée sur son épaule droite, la démarche « tripode », ainsi rendue par une canne de très belle facture. Je l'avertissai de la présence un peu plus loin, là-bas, juste au niveau du bosquet de passiflores, d'une vicieuse vipère, feignant l'agonie, étendue au milieu du sentier. Nous échangeâmes quelques mots. Il était très curieux, intrigué des raisons qui me poussaient à réaliser ce périple. Il me remercia pour la vipère même si c'est à son fidèle « Champion » que je m'adressai initialement.

Après un portage de près de six kilomètres (!), j'entendis enfin le rugissement tonitruant de l'énorme seuil de la Feyssine nommé Hawaï-sur-Rhône par les spécialistes du free style. Le seuil était vraiment impressionnant pour un non-initié. Vu le niveau de l'eau et les vagues écumantes générées, je n'aurai jamais tenté de franchir ce tsunami. Dans les conditions rencontrées et avec un kayak de plus de cinq mètres de long, espérer atteindre l'autre côté indemne, relevait, à mon sens, de l'utopie furieuse, d'une extrême et aveuglante confiance en soi ou de pure et douce folie. Voire même des trois à la fois.

Je remis donc mon kayak à l'eau dans ce grand contre courant en rive droite, juste après le seuil. Entrant dans cette valse aquatique en toute confiance, je me positionnai de façon à pouvoir idéalement emprunter ce petit bras à droite. Après avoir traversé quelques rapides inoffensifs, je me retrouvai dans une eau beaucoup moins agitée, filant à vitesse constante, à la rencontre des treize ponts du Rhône, qui ponctuèrent ma traversée de la cité des Gaules, comme les 13 desserts venant égayer le repas traditionnel d'un Noël provençal."

Rikou - 04 mai 2014
mis à jour le 15 mai 2014
139 messages
Naviguer le long des pentes du quartier historique de la Croix-Rousse, à l'entrée de Lyon, fut comme évoluer dans un paysage d'automne. Les façades des vieux immeubles étaient parées d'ocre, de beige, de roux qui font le bonheur des aquarellistes. Mais soudain, l'oppressante urbanité se fit ressentir. Les palettes colorées laissèrent place à la grisaille des immeubles. Le soleil tapant dans les innombrables baies vitrées des immeubles d'affaires, apporta une touche scintillante paradoxale et donna au fleuve une couleur plus lumineuse, presque phosphorescente. Je traversai la cité avec assurance cependant. Concentré sur ma trajectoire, je me plaçai au beau milieu du Rhône et je ressentis comme un sentiment de grandeur, de puissance même. Je connaissais les lieux et leurs dangers. Je franchissais les ponts successifs en Maître absolu. J'étais le Roi du Fleuve acclamé par mes nombreux et fidèles sujets agglutinés le long des berges pour contempler leur souverain triomphant, naviguant sur son vaisseau majestueux, à destination des contrées barbares du sud, d'où il allait revenir en vainqueur incontesté… Bien entendu... L'euphorie passée, je repris rapidement pied dans la réalité pour m'approcher tranquillement de cette rampe en rive gauche, près du bateau des pompiers, on ne peut pas faire plus réaliste, où je retrouvai avec plaisir mon pote Dudu, pour une séance « shooting ».

« Oh Rikou !» héla-t-il en me voyant et sans perdre un instant, il entra tout de suite dans le vif d'un sujet qu'il maîtrisait parfaitement, un énorme appareil photo à la main « Attends, attends, t'es descendu trop vite. Tu peux remonter j'ai repéré de supers plans avec Fourvière en fond... » Le ton employé ne laissa place à aucune hésitation ni contestation de ma part et je passai de Souverain tout puissant à troufion de base obéissant, exécutant les ordres d'un chef exigeant.

Me voilà remontant le fleuve, sous les consignes d'un excité, les cheveux hirsutes, courant le long de la berge, avec un sac à dos disproportionné ballottant de gauche à droite, qui disparaissait et réapparaissait comme par enchantement, derrière un bosquet, devant un groupe de touristes, au-dessus d'une passerelle, et qui ponctuait chacune de ses apparitions par des : « Ouais… Attends là, j'arrive… Bouge plus... Vas-y tourne… Allez remonte encore un peu... Voila… Descends maintenant... Pas trop vite… Vas-y remonte, t'occupe pas de moi... Oh Oh Rikou … Chui là !» Bref un véritable feu-follet, tournoyant, gesticulant, sautillant, complètement indifférent aux badauds qui assistaient à cet étrange ballet. La séance se termina comme elle commença, c'est-à-dire sur ordre. Nous nous retrouvâmes enfin à la rampe des pompiers où nous prirent le temps d'admirer l’œuvre du Maître. Le résultat fut à la hauteur des efforts accomplis.

Nous fîmes une longue pause, sur de hautes marches bétonnées, abrités du soleil de plus en plus véhément. Nous en profitâmes le temps de faire une collation, partageant ce que chacun avait dans son sac. Moments furtifs de fraternité, volés au temps, gravés à jamais dans les méandres de ma mémoire. Nous nous quittâmes aussi simplement que nous nous étions revus. Sans démonstration, sans complication, certains l'un et l'autre, que nous partagerions d'autres moments identiques. Juste avant de partir et de mettre l'Isak à l'eau, je conversai amicalement avec Dédé, un membre du club de kayak de Lyon que le hasard m'avait fait rencontrer et qui redescendait le fleuve en maniant avec brio, la pagaie groenlandaise. Les cheveux grisonnants, le regard vif et sincère, la parole sûre, cet homme échangea simplement avec moi. Une franche et honnête poignée de main conclut notre conversation. Il m'invita à passer au club lorsque la saison aura repris. J’acquiesçai malgré mon caractère solitaire de vieil ours mal léché, doublé d'une timidité invisible mais néanmoins bien réelle dont on a du mal à me croire atteint. J'essaierai de passer outre et d'honorer cette invitation.

Je repris le fil de l'eau en cette fin d'après-midi, bercé par des flots cléments, réchauffé par un soleil radieux. Je passai tranquillement la confluence avec la Saône en rive droite et admirai le chantier énorme qui s'y déroulait. Le musée des confluences prenait petit à petit ses formes définitives. Il jaillissait de terre tel un Nautilus des temps modernes émergeant avec fracas de l'océan. Cette image romanesque contrasta avec le pragmatisme urbain que je retrouvai en approchant du barrage de Pierre-Bénite et sa signalisation nette et sans équivoque : CANOE TRAVERSEZ, RAMPE A 50 M. J'obtempérai et le portage de quelques centaines de mètres me conduisit de l'autre côté du barrage, dans cette lône sauvage et boisée, entre Irigny et Grigny. Je me rendis compte du niveau élevé du fleuve après le barrage. En effet je franchis le seuil juste en dessous avec beaucoup de facilité, les enrochements n'étaient plus visibles, et l'eau coulait sans entrave. L'année dernière j'avais fait un bref portage à cause des rochers qui barraient le passage. Je continuai donc tranquillement sur un rythme nonchalant, longeant l'île de la Chèvre, puis l'île de la Table Ronde, jusqu'à passer enfin le pont de Vernaison. La fin du voyage était proche. Famille et amis m'attendaient, et je me délectai déjà en les imaginant installer tartes, quiches, saucissons, pissaladières, vin rouge, fromages, pour un dîner tout en démesure. Il me restait quelques centaines de mètres à parcourir et je redoublai d'efforts pour accéder à la rive promise, garnie de galets. Au moment où j'y repérai un coin pour accoster, j’aperçus deux têtes blondes qui bondissaient au milieu de la ripisylve. Je reconnus les deux plus grands de mes garçons. J'échouai l'Isak sur un magnifique promontoire d'herbe verte, emergée certainement depuis peu, devant mes admirateurs conquis. Je profitai doucement de cet instant, répondant aux questions qui fusaient de la bouche des garçons, curieux de savoir ce que leur « aventurier » de père avait vécu, tout en enlevant ma panoplie du kayakiste. Je me préparai à retrouver la chaleur des miens. Je mis le kayak à l'abri et rejoints par leur mère et leur petit frère, nous nous dirigeâmes tous les cinq vers le reste de la troupe. Je fus accueilli tel un héros. J'étais le Roi du Fleuve. Le festin pouvait commencer.

ankalagon - 04 mai 2014
32 messages
Je vais lire ça avec intéret, merci pour le partage! ;)

jak91 - 04 mai 2014
379 messages
Bien écrit , fluide et tellement représentatif de la dure réalité d'une agréable descente :) décidément, le charriot reste toujours le point faible :/.

Rikou - 05 juin 2014
139 messages
jak91 :
Bien écrit , fluide et tellement représentatif de la dure réalité d'une agréable descente :) décidément, le charriot reste toujours le point faible :/.


Merci du compliment :)

Rikou - 05 juin 2014
139 messages
Ayant fait durer le plaisir la veille au soir, heureux d'être parmi les miens qui m'avaient rejoint, j'éprouvai quelques difficultés à me lever ce matin là et ce n'est qu'un peu après 08h00 que je donnai les premiers coups de pagaie de la journée. Les rayons du soleil commençaient déjà à poindre, plein sud, comme pour m'ouvrir la voie, m'indiquant le direction à suivre. Ça tombait bien, c'est par là que j'allais. Contemplant les rives boisées qui défilaient sous me yeux, entrecoupées de digues enrochées, je réalisai que cela faisait une semaine que j'étais parti depuis la plage du camping « Rive Bleue » au Bouveret. Une semaine qui passa très rapidement. Trop peut-être, mais qui me permit d'évoluer et d'admirer les paysages aussi variés et riches que peuvent être les rives du Rhône. Ainsi, pour l'instant le bilan était positif.

La navigation jusqu'au barrage de Vaugris après Vienne fut là-encore, très agréable, bien que le ciel se couvrit d'un voile gris qu'un vent mutin faisait vaciller par moment. C'est une section très verte parsemée de magnifiques coins pour les randonneurs de toutes disciplines et pour les pêcheurs. Brochets, sandres, perches, silures se disputent les meilleurs places et succombent parfois aux leurres bien travaillés des pêcheurs avertis. Malgré la sérénité ambiante qui règne à la surface du fleuve, je conseille de faire preuve de vigilance du pont de l'autoroute à Givors, à la confluence avec le Garon jusqu'aux piles de la passerelle de Chasse-sur-Rhône, où les courants peuvent y être très forts. Surtout lors du passage d'une péniche, par exemple, remontant le fleuve pour décharger sa garnison à Pierre-Bénite.

Après ce passage, si le vent de s'emmêle pas trop, c'est un fleuve tranquille qui se laisse faire jusqu'à l'approche de Vienne où les berges se transforment peu à peu en digues bétonnées et quais chargés, où les architectes rivalisèrent d'ingénuosité pour mêler vieilles pierres et urbanisme moderne. C'est une magnifique cité cependant, qui rivalisa dans les temps anciens avec la puissante Lugdunum. Je la traversai sans vagues intempestives, et sans vent, contrairement à l'année dernière où je dus batailler contre vents, sans marée, pour avancer. Laissant dans mon sillage ce riche passé antique, je filai au barrage de Vaugris, que je franchis aussi sans difficulté, même si la rampe de remise à l'eau après le barrage fut particulièrement longue et pentue.

Je poursuivis mon itinéraire au milieu d'un trafic fluvial modeste. Et ce ne fut pas pour me déplaire. Ce qui me déplus, ce fut la rampe de sortie du barrage de Saint-Pierre-de-Boeuf littéralement squattée par des pêcheurs sans scrupule, flanqués façon larves dans leur espèce de lit de camp, surveillant d'un œil mis clos, leur batterie de cannes, imposante mais silencieuse, installée sur toute la longueur de la rampe. Un premier passage ne les émut point le moins du monde et j'eus même l'impression qu'au deuxième, celui qui semblait le moins éveillé des deux, car ils étaient deux, sombra définitivement dans un sommeil profond. Je sortis tant bien que mal mon kayak de l'eau, m'agrippant à quelques touffes de joncs fuyantes, bataillant contre des roseaux saillants, qui disparurent écrasés sous la mortelle pression de la carène de l'Ysak. Une fois sur le sentier qui bordait la rive, le dit kayak fut transporté par votre serviteur qui le hala jusqu'à la rampe prochaine.

En ce samedi de juin, la base nautique de St-Pierre-de-Boeuf était animée de centaines de jeunes bipèdes, et de moins jeunes, affublés de drôles extensions pour un non initié, batifolant dans les eaux agitées d'une rivière artificielle en plein rendement, gesticulant, manœuvrant, se démenant dans ses rouleaux tumultueux. D'autres énergumènes, certainement plus malins, voire plus sages, étaient tranquillement installés à la terrasse du snack, sirotant une bière bien méritée ou quelques « demi », qui n'ont de « demi » que le nom, puisque nous supposons qu'il s'agit de demi-litres, soit 500 millilitres, or les contenants sus-nommés ne contiennent au pire 25 centilitres, au mieux que 33 centilitres de ce breuvage riche en céréales qui a certainement le mérite d'alimenter l'enthousiasme général. Et malgré le temps qui se dégradait, je sentis toutes l’effervescence alentour, provoquée par la liesse des kayakistes en folie.

Je traversai le site la tête baissée, comme un humble pénitent, faisant mine de ne m'intéresser qu'au sol terreux que je foulais des pieds, ou à ces quelques graviers qui n'avaient pas leur place ici et que j'écartai du sentier. J'atteignis la rampe sous le barrage et après avoir préparer le kayak, je jetai un bref et dernier coup d’œil vers cette cohue aquatique haute en couleur. Un furtif soupir de lassitude s'échappa de ma gorge, alors que je reprenais le cours de ma solitude. Mais après quelques brasses sur le fleuve, porté par ses eaux grisonnantes, reflets du ciel qui se dégradait, je retrouvai la tranquillité de la réserve naturelle de l’île de la Platière. Puis se profilant à l'horizon, le pont entre Serrières et Sablons annonça la fin de mon parcours. J'avais décidé d'installer mon bivouac, après le barrage de régulation de Sablons, un peu plus en aval, dans ce bosquet d'arbres que j'avais préalablement repéré sur Google Earth et Geoportail et qui s'avérèrent (h)être des Robiniers faux acacia. C'est lorsque j'accostai en rive gauche, juste après le pont, pour me ravitailler du côté de la Drôme à Sablons, que la pluie choisit son moment pour faire son apparition. Faut dire qu'elle menaçait depuis un moment. Cette pluie fine, très verticale, aux gouttes parsemées ne m’empêcha pas de prendre mon temps et de me désaltérer d'un « Monaco », abrité sous une terrasse d'un café. Durant ce petit moment de détente que je m'accordais, j'entendis la musique, les cris et les chants qui émanaient de la ville d'en face. En effet, sur la rive opposée, Serrières l'ardéchoise s'amusait et le faisait savoir. Témoin de ce contraste entre la frénésie folklorique des convives serrièrois et la quiétude rurale qui régnait à Sablons, je repris mon kayak que j'avais momentanément laissé sur le bas port. J'effectuai les quelques dernières centaines de mètres qui me séparaient de l'emplacement que j'avais choisi pour camper et après avoir débarqué en rive droite, un peu avant le barrage de régulation, dans un humide tapis herbeux d'un vert intense, je tirais le kayak pour la dernière fois de la journée, sur un petit chemin caillouteux me menant jusqu'au lieu convoité.

Je m'arrêtai quelques minutes sur l'esplanade qui dominait le barrage de régulation de Sablons. Bercé par le bruit de l'eau qui plongeait dans les bassins entre les contre-forts. J'attendis là, simplement, et les minutes passèrent. Je contemplai ce couple d'aigrettes garzettes volant vers la rive opposée. Je chassai d'un geste aussi sûr que malheureusement inefficace cette troupe de moustiques assoiffés, évoluant trop près de mon visage, aminci par l'effort et buriné par le soleil. Alors que je baissai la tête pour éviter un dernier assaut de ces diptères audacieux, je remarquai quelque chose bouger, juste au-dessous de moi, dans l'eau tumultueuse, à l'écume blanche s'évanouissant vers l'aval en une frontière régulière. Mais qu'était-ce donc ? Un poisson. Un gros poisson. Plusieurs gros poissons. Une bonne dizaine de gros poissons. Quelle vision étrange que ces silures glanes, se jouant du courant avec virtuosité, les barbillons frémissants, se collant les uns aux autres, virevoltants en surface, se faufilant l'un derrière l'autre, virant soudainement pour descendre le courant sur un ou deux mètres pour se repositionner face aux chutes.

Je quittai ce ballet d'une autre dimension pour atteindre un éclaircissement dans mon bosquet de Robiniers. Les gouttes de pluies, toujours autant verticales, étaient de plus en plus serrées et j'installai mon tarpaulin pour m'en abriter. Je décidai de dormir à même le sol sur un espace que j'aménageai, le rendant aussi intime et familier que possible en y installant mon feu de camp. De la chaleur, un toit et mon kayak tout contre moi … si ce n'est pas le bonheur … on s'en approche un peu non ?"


Rikou - 13 juil. 2014
139 messages
:) Salut à tous. Voici encore quelques lignes relatant mon périple rhodanien. On arrive presque à la fin... Ouf.

Je fus sorti de mon sommeil par une mélodie bien familière bien qu'il me sembla qu'elle retenti un peu trop tôt. Je regardai d'un œil étonné l'heure affichée sur mon réveil-téléphone-appareil photo-gps combiné. En effet, je n'avais pas le souvenir d'avoir régler le réveil à cinq heures. Et pourtant cinq heures sonnaient. Je me levai donc, me frottant les yeux ayant du mal à apercevoir les herbes qui recouvraient une partie de la berge du Rhône, en face desquelles j'avais installé mon campement. Je mis cela sur le compte de la pénombre par encore complètement dissipée. Il était improbable et j'ose même dire impossible, qu'elles n'y soient plus ce matin là, certain de les avoir distinguées la veille et n'ayant pas subitement perdu la raison, pas encore du moins. Je compris rapidement que cette soudaine disparition n'était pas due au zèle intempestif d'un hypothétique et insomniaque agent de la Compagnie Nationale du Rhône, qui aurait pendant la nuit, tel un nyctalope taquin, pris un malin plaisir à tout couper . La brume avait tout bonnement envahi le secteur, certainement bien avant que le jour ne se lève. Sa dense opacité n'avait d'égal que sa grisaille vaporeuse et c'est dans cette atmosphère un tantinet lugubre que je petit-déjeunai. La collation du matin promptement engloutie, kayakiste et kayak aussi promptement équipés, nous quittâmes mes chers robiniers faux-acacias pour rejoindre la rampe d'accès au Rhône, située quelques mètres plus bas.

Alors qu'avec prudence, j'en descendis la pente humide et glissante, j'espérai que cette brume disparaisse rapidement. Le temps de contempler une sangsue esseulée, je fus exhaussé et je pus entrevoir enfin une partie du fleuve. C'est à sa robe d'ébène et étincelante dans les premiers rayons de soleil que je la remarquai. Contemplant, avec la curiosité du naturaliste qui me caractérise, sa façon très personnelle de se mouvoir, je fus saisis soudainement par la vulnérabilité de cet être d'un autre âge. Elle se recroquevillait, s'étirait … se recroquevillait et s'étirait de nouveau. J'eus alors une pensée émue pour la dernière sangsue que je vis. Je me souvins qu'elle frétillait désespérément au bout de l'hameçon que je m’apprêtais à jeter dans les eaux profondes et froides du lac Baskatong, lors d'un séjour consacré à la pêche dans la province de l'Outaouais, au Québec. La sangsue était alors l'appât roi, selon les autochtones, pour « pogner » le fameux doré, prononcé « daoré » un sandre à la robe dorée justement et à la chaire délicieuse, très appréciée des pêcheurs québécois et dont la renommée s'est étendue dans toutes les provinces. La sangsue exerce-t-elle un véritable pouvoir d'attraction sur le « daoré » ou cette réputation nationale est-elle usurpée ? La question est posée … vous avez trois heures … après je ramasse les copies.

C'est sur cette pensée que je m'installai pour la énième fois confortablement dans l'Ysak dans un rituel parfaitement rôdé, aux gestes complètement maîtrisés. Je poursuivi mon périple jusqu'au prochain barrage, celui d'Arras-sur-Rhône. L'année dernière je fus obligé de débarrasser la rampe encombrée de bois flottés, laissés en désordre, par les variations successives du niveau des eaux. Et bien je renouvelai le nettoyage cette année encore, débarrassant la rampe de son fatras de branches et de débris aussi disparates les uns que les autres. Ma besogne imprévue accomplie, j'en profitai pour prendre un bain de soleil et faire sécher mes vêtements humides. Après cet intermède, quittant le barrage et son aménagement, je fis une nouvelle fois cet agréable constat : les sections à débit réservé sont toujours aussi sauvages et constituent un havre naturel où le fleuve retrouve son identité. Immergé dans un monde à part, je glissai alors silencieusement au milieu du fleuve que je retrouvai avec bonheur. Faire le moins de bruit possible, s'appliquer dans un pagayage sans éclaboussures, passer aussi proprement que silencieusement, telles furent les précautions que j'appliquais pour admirer la nature qui s'offrait à moi.

Le voyage se poursuivit ainsi entre Ardèche et Drôme, naviguant tantôt dans le cours historique du Rhône, tantôt dans son cours aménagé, égayé par la beauté des cités rhodaniennes traversées, pour atteindre enfin au barrage de la Roche-de-Glun assez tôt dans l'après-midi. J'arrivai au beau milieu d'une compétition de kayak qui me permit d'admirer l'aisance et la dextérité de certains jeunes, voir très jeunes kayakistes. Evoluant d'une rive à l'autre, d'un rapide à l'autre, esquimautant, contre-appelant, stoppant, je fus frappé par ce petit gars d'une dizaines d'années je pense, à la technique irréprochable et au sens de l'eau inné. Tous ses mouvements étaient comme des notes de musique magnifiquement ordonnées sur une partition de Grand Maître, offrant au spectateur privilégié que j'étais, un récital unique frôlant le divin. Chaque geste était parfaitement dosé, à sa place, efficace. Je ne distinguai plus l'humain de la rivière tant leur fluidité se mêlait. Je remarquai que je n'étais pas le seul subjugué par tant de grâce et de maîtrise.

J'attendis ainsi sous un soleil timide, la fin de la compétition pour installer mon bivouac. J'avais pris soin de déployer les panneaux solaires pour profiter des derniers rayons du soleil pour recharger la batterie du portable. Allongé perpendiculairement au kayak, la tête soutenue près de l'hiloire, somnolant, patient, j'attendis. C'est après le départ du dernier véhicule, alors que les rayons du soleil ne réchauffaient plus personnes sur l'eau, que je me levai enfin pour installer le camp. La pluie remplaça aussi sûrement que durablement le soleil trop timide pour avoir la force de percer à travers les épais nuages gris. J'installai un peu plus haut le hamac, entre deux gros chênes dont les troncs étaient couverts de lière jusqu'au houppier. La pluie persistante m'incita à installer le tarpaulin avec les deux moitiés de ma pagaie de secours en guise de mats, histoire d'avoir un abri pour le dîner. M’apprêtant à déguster un Saumon aux pâtes et légumes que je venais de préparer, je me fis la réflexion que j'aurai pu tirer jusqu'à Valence... On verra demain si, cette fois la providence et la météo me permettraient de franchir, de la meilleur des façons, cet obstacle fatidique , objet de mon appréhension.

Je me réveillai dans un matin calme dénotant avec l'agitation de la veille. Un rapide regard vers le ciel et je compris en constatant la présence de quelques nuages menaçant bouchant l'horizon, que le soleil ne serait pas très présent. Avant de partir je décidai de me ravitailler en eau et je me rendis à La Roche-de-Glun pour trouver le seul Tabac-Bar-Presse ouvert en ce lundi matin. Après un petit café et un jus de fruit pris au comptoir, le patron me permit de me ravitailler en eau et remplissait, l'une après l'autre, les 3 bouteilles vides que je sortis de mon sac à dos et que je lui tendis avec un léger sourire en coin au fur et à mesure qu'il les remplissait. Je repartis avec mes 4,5 litres d'eau en le remerciant très chaleureusement et je retrouvai mon kayak que j'avais laissé en haut de la rampe située en contre-bas de l'endroit où j'avais dormi, sous la garde de deux jeunes pêcheurs, venus taquiner la carpe.

Ce ravitaillement pris du temps malgré tout et c'est tardivement que je quittai cet endroit avec l'appréhension de l'échéance à venir à savoir le passage à Valence. Mon échec de l'année passée retentit encore un peu dans mon esprit et c'est dans un enthousiasme mitigé que je remerciai mes jeunes gardiens et me lançai à nouveau au rythme du fleuve, sur ses flots pour l'instant tranquilles. La grisaille me suivit et apercevant dans le lointain les ruines du château médiéval de Crussol, dressé sur sa colline depuis le XIIe siècle, je me remémorai les parties de fouilles réalisées dans ses couches calcaires du jurassique supérieur, à la recherche de fossiles vieux de plusieurs millions d'années. Culminant à plus de 800 mètres, la montagne dominait le Rhône pour faire orgueilleusement face à la capitale drômoise.

Je franchis la confluence avec le Mialan, siège de mon désarroi passé, avec beaucoup de fierté et même un certain sentiment de grandeur. Laissant derrière moi ces noires contrées, naviguant d'un rythme sûr et hautain, je m'approchai de Valence avec sérénité. C'est alors que je passai sous le pont Frédéric Mistral, frontière de béton et de ferraille entre Drôme et Ardèche, que je sus que j'irai au bout de mon aventure. Ce fut à cet instant même que cette certitude s'ancra en moi, balayant d'un coup tous les doutes que j'avais eu jusque là, liés uniquement à la fin malheureuse de l'expédition précédente. Motivé par cette victoire sur le Rhône, aussi modeste qu'elle fut, je senti un poids se détacher de mon être. Comme un lest trop longtemps accroché dans la poitrine dont je venais de me débarrasser. Une force nouvelle m'envahit et tel un chevalier des temps arthurien, protégé par quelques charmes magiques, je poursuivis la quête que je m'étais fixée, en traversant les épreuves que la destiné plaçait sur mon chemin. Ni les rapides impétueux formés sous le Barrage de Charmes-sur-Rhône, ni les variations intempestives du débit du Rhône, ni le souffle violent du monstre de Cruas, eurent raison de l'enchantement qui me protégea. Et bien que le vent se leva, plus par orgueil que par défi, c'est dans un lopin de terre d'un vert intense, bordé d'arbres centenaires, que, dans le crépuscule naissant, j'installai ma modeste couche. Je m'endormis tranquillement, sans fatigue, l'âme apaisée, heureux de poursuivre ma douce odyssée.

Thomsmann - 23 juil. 2014
4 messages
Beau récit Rikou.
Merci du partage !

Rikou - 23 juil. 2014
139 messages
Merci. Il me reste encore quelques kilomètres à coucher sur le papier. C'est pour bientôt ...

loic88 - 24 juil. 2014
305 messages
Très belle plume et bravo pour ce voyage.

Rikou - 06 août 2014
139 messages
:) Bonjour à tous. J'arrive presque au terme du récit de mon périple sur le Rhône. En attendant d'autres aventures et d'autres récits ...



Dès le début de ce jour nouveau, la Drôme Provençale me gratifia de ses plus beaux atours et l'ambiance matinale fut à la légèreté, aussi suave et douce que l'essence de karité.

D'une part je fus définitivement débarrassé de cette barrière invisible que j'avais moi-même subconsciemment installée en travers de mon esprit. Vade retro Valentia, spectre déchu. Désormais plus aucun obstacle ne me sembla pouvoir empêcher l'accomplissement de mon destin. Bien que ce fut prématuré, je vous le concède, je sentis le vent enivrant de la réussite gonflé mon cœur orgueilleux, soufflant sur chacun de mes pores, frôlant mon épiderme dressé par l'idée d'un proche succès.

D'autre part, plus j'avançais vers mon but ultime, plus mon fidèle Ysak maigrissait, la quantité des victuailles diminuant avec la fréquence des repas. Comme moi, il perdait du poids au fur et à mesure des efforts consentis sur le fleuve. L'expédition permit donc, à l'un et à l'autre, de perdre quelques kilogrammes, en ce qui me concerne superflus, je l'avoue, qui auraient mis plus de temps à disparaître par un moyen plus classique comme par exemple les sempiternelles séries d'abdominaux étroitement associées à un régime stricte hyperprotéiné. Cependant s'il fallait faire plusieurs kilomètres en kayak pour perdre des kilogrammes, au point d'élever cette façon de maigrir à l'état de Dogme, nos cours d'eau, nos lacs, notre beau littoral seraient envahis par nombre de bigotes bedaines ventripotentes et autres goitres dévots, tous aussi flottant les uns que les autres, pagayant dans la valse infernale du chaos diététique.

Bref. Evoluant tantôt dans un très large canal, aux perspectives accentuées par de longues lignes droites interminables, tantôt sur un Rhône à la Naturalité retrouvée, je descendis inexorablement au rythme de l'eau, profitant pleinement de mon environnement, de chaque instant que le fleuve m'offrait. M'imprégnant de tout ce que je vis, de tout ce que je sentis et entendis. Me goinfrant de sensations à m'en faire éclater la poitrine.

Un arrêt sur une plage dégagée présentant encore les stigmates d'une crue toute récente, me permis de contempler par-delà l'admirable Pont du Saint-Esprit aux arches aussi nombreuses que centenaires, la cité éponyme au riche passé médiéval, trônant en ce point stratégique, aux confins de la Provence et du Languedoc. Les galets étaient encore chargés de senteurs vaseuses, pris dans une enveloppe de boue grise et sèche. Ici se mêlèrent certainement les eaux chargées de l'Ardèche toute proche à celles de son aîné rhodanien, en une communion destructrice et fusionnelle.

Toujours accompagné d'une sensation de grande liberté, de sérénité totale et intense, je poursuivis mon périple naviguant au milieu des arbustes sortant peu à peu de la torpeur fluviale, se libérant de leur étreinte boueuse, dévoilant les plages dont je recommençai à deviner la beauté, dans une douce mélodie, régulière et reposante.

Culminant à plus de 1900 mètres d'altitude, dominant majestueusement les plaines avoisinantes, le Mont Chauve s’élevait tel un fanal éternel, guidant de sa vive lueur, le cœur des pèlerins en quête d'eux-mêmes. C'est au pied de ce Mont venteux ou Montagne qui se voit de loin, les avis d'experts diverges, que je choisis d'installer mon bivouac, protégé par le bras séculaire de ce Géant de Provence.

Arrivé tôt sur la place je m'offris le luxe de prendre le temps pour installer mon campement. Les tâche sanitaires et ménagères préalablement effectuées, je m'adossai contre la coque du kayak, tourné vers le disque solaire rougeoyant qui déclinait progressivement derrière le Mont Ventoux, nous enveloppant, le Fleuve, la Montagne et votre humble serviteur, dans un drap de soie écarlate. Pour que perdure cet extraordinaire sentiment de communion qui monta en moi, j'installai le hamac sans y mettre le toit, entre deux jeunes pins sylvestres éloignés de leurs congénères résineux, afin de pouvoir admirer sans entrave le ciel parfaitement dégagé, s'animant peu à peu des 6 000 étoiles que l'oeil humain est capable de distinguer. Une intense sensation de n'être qu'Un parmi le Tout m'assaillit. Et c'est ainsi que du haut de mon charriot constellé d'étoiles, je contemplai ce petit terrien, voyageur solitaire lover dans son nid, bercé par la mélodie silencieuse de mes notes célestes.

Rikou - 12 août 2014
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Descendant plein sud sur un fleuve de plus en plus homogène, j'arrivai aux abords du barrage de Sauveterre, quelques kilomètres au nord d'Avignon, quand mon attention fut attirée par un léger vrombissement dont je n'arrivai pas encore à déterminer l'origine. Approchant de la cale située en rive gauche, juste avant le barrage, j'aperçus un équipage de pompiers en train de manœuvrer pour mettre à l'eau leur zodiac imposant. Mais je doutai qu'ils furent les auteurs du bourdonnement mécanique qui, d'ailleurs, ronflait davantage.

Etant à bord de la plus petite des deux embarcations, j'appliquai ce principe que j'ai adopté durant toute la descente du Rhône : « les plus gros d'abord !». Ce qui me permit d'éviter, à maintes reprises, de me retrouver dans des situations où je n'aurais certainement pas eu l'avantage. Je me décalai donc de la trajectoire du zodiac encore solidaire de sa base de métal, pour ensuite me placer en attente le long des enrochements, la proue tournée vers l'amont, à quelques mètres de la rampe.

Soudain l'un des pompiers pointa le ciel de son index élancé et portant mon regard dans la direction indiquée, je vis au loin, à quelques mètres au-dessus des arbres, l'origine du bourdonnement mécanique. Amorçant un large virage en piqué, j'aperçus la robe de gueules et d'or caractéristique des Canadair CL-415. Je fus impressionné par la virtuosité avec laquelle le pilote manœuvrait son énorme bombardier d'eau. Je fus rétrospectivement inquiet et pris de sueurs froides quand je m'aperçus qu'il allait commencer sa délicate opération d'écopage sur le Rhône à l'endroit même où je venais de passer tranquillement avec le kayak. Poursuivant dans une manœuvre parfaitement exécutée, respectant certainement scrupuleusement la procédure, ce Golgoth d'envergure aux larges ailes d'acier et aux turbopropulseurs surpuissants, s'approcha délicatement de la surface de l'eau en un rase-mottes efficace et sorti ses écopes larges de quelques dizaines de centimètres seulement. Une traînée d'eau jaillit sous le fuselage telle le voile de la comète accroché derrière son astre. Douze secondes suffirent pour remplir les deux réservoirs et c'est près de six mille litres d'eau qui furent prestement happés.

En discutant avec nos amis pompiers j'appris qu'ils étaient là pour sécuriser le plan d'eau afin que le Canadair puisse faire son office sans provoquer d'accident, comme par exemple heurter à pleine vague un kayak et son kayakiste, dans l'inopiné mais néanmoins néfaste dessein de le faire passer par deux trappes pas plus grosses qu'une boite à chaussure... Heureusement qu'ils étaient là les pompiers ! Surtout, qu'un l'instar d'un train qui peut en cacher un autre, ce premier CL 415 ayant aussitôt repris de la vitesse, évacua le plan d'eau pour laisser un de ses congénères opérer une manœuvre identique. Deuxième coup de glaçon dans le dos.

Après le passage des « Pélicans », j'attendis patiemment que les deux hommes vêtus de néoprène orange montent dans le zodiac et que le petit en costume bleu démarre le moteur et dirige son engin au milieu du fleuve libérant ainsi la rampe pour qu'enfin je puisse y accéder. Après un très bref portage, je passai sans transition dans un bras calme du Rhône, où nombre de pêcheurs s'étaient tranquillement installés. Faufilant le kayak entre leurs lignes, j'atteignis la Cité des Papes où ma première vision de cette ville antique fut celle des péniches de type Freycinet arrimées sur les quais en rive droite. Un coup de vent aussi intempestif que soudain faillit d'ailleurs m'arracher la pagaie des mains. Ce petit coup d'adrénaline vite passé, je pus enfin contempler son célèbre et mystérieux pont, vestige immobile et érodé d'un passé prestigieux. Je ne pouvais manquer de m'arrêter dans ce qui fut la Capitale de la Chrétienté pendant plusieurs siècles. Et c'est le long de l'île de la Barthelasse, pile en face du pont, que je sortis le kayak de l'eau pour profiter un moment de la solennité des lieux. Bon, ce moment ne vint pas. Certainement à cause des touristes, très nombreux, qui déambulaient le long du Rhône. Ou bien peut-être à cause de cette délégation municipale et de ses membres qui s'arrêtaient à tous les bancs en fonte placés à intervalles réguliers le long de l'allée. Celui-ci les regardant avec perplexité, celui-là les touchant mollement, ou encore cet autre les prenant en photo. Avant que la troupe d'échevins n'arriva jusqu'au banc sur lequel je me prélassais, je me retirai tout doucement dans la verdure un peu plus en arrière pour trouver un coin d'ombre où mon imagination vagabonda, intriguée par la légende de Saint-Bénézet, jeune berger ardéchois obéissant au divin commandement de se rendre en Avignon pour construire ce pont, qui porte aujourd'hui son nom. Cela méritait bien une sanctification, tout au moins d'être inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO !

Je quittai Avignon après un sérieux ravitaillement en eau fraîche et un bon déjeuner au bord du Rhône. Je remis l'Ysak à l'eau sous l’œil étonné d'un jeune couple qui se bécotait maladroitement sous un immense saule. Au sud de la cité, je naviguai paisiblement sous le double viaduc du TGV. Impressionné par l'édifice, je me surpris à baisser la tête en passant sous les énormes tabliers perchés à près de 50 mètres de hauteur. Humblement je dépassais l'ouvrage pour évoluer plus en aval à la confluence avec la Durance, l'un des affluents les plus importants du Rhône. Son nom raisonne d'une façon particulière dans ma mémoire car il représente une des plus belles parties de ma jeunesse alors que j'allais en maraude dans son lit, pour attraper truites, cadèbes, barbeaux, sofis avec mes compagnons d'aventure et les moyens dont nous disposions à l'époque. Une vieille canne en bambou récupérée dans la remise d'un oncle, assortie d'un fil aussi grossier que l'hameçon était rouillé. Parfois munis de nos harpons de fortune fait de branches de Piboule, de bouts ficelle et de clous, nous guettions les poissons prisonniers, à moitié asphyxiés, dans les trous d'eau d'une rivière asséchée. Ainsi, par intervalles plus ou moins réguliers, ma destinée croisa celle de la Durènço, si chère à Jean Giono. Comme en novembre 1994, où je fus le témoin privilégié d'une des plus importantes crues de la Durance, dans cette partie de son bassin. Je me trouvais sur le pont de Mirabeau, face à Canteperdrix, entre Vaucluse et Bouches-du-Rhône, contemplant avec effroi la rapidité avec laquelle la Durance se gonfla de colère, submergeant avec fracas les iscles esseulés au milieu de son lit, imposant sa fureur dans toute sa largeur.

Khèèik... Khèèik... Extirpé de mes tendres souvenirs par le cri rauque et croassant d'un héron cendré, je fus brutalement ramené à la réalité du Rhône, et quelle réalité puisque j'étais face à la centrale thermique d'Aramon et sa haute cheminée enrubannée de rouge et blanc, tel un sucre d'orge géant. Ce fut l'un des derniers édifices que je rencontrai avec notamment le barrage de Vallabrègues, dernier ouvrage barrant le Rhône, que j'allai très rapidement atteindre.

A sa vue, je fus de nouveau soumis à la même excitation et à la même euphorie rencontrées à Valence. Le goût de la victoire était de plus en plus prononcé et s'enrobait d'arôme de miel, de lavande et de thym sauvage. Autant dire que j’appréciai avec encore plus d'attention et d'application, cet instant là. J'installai le bivouac sur l' île Vanel, de l'autre côté du barrage en rive gauche, dans un espace parfaitement adapté et qui n'attendait que ça, juste en haut de la rampe de mise à l'eau.

Je remarquai en contre bas une magnifique petite plage de sable noir, très fin. Il était chaud et sec. Je m'y allongeai tranquillement, sans me soucier de quoi que ce soit. Je m'octroyai de nouveau un temps de réflexion au bord du fleuve. Moment intime de pur égoïsme, face à moi-même et à ce que j'accomplissais.

Je me levai très tôt le lendemain et jetai mon premier coup d’œil sur le Rhône. Je remarquai tout de suite une certaine intensité dans le courant qui proposa déjà un plateau de belles écumes sur les crête des plus grosses vagues, en guise de petit-déjeuner. Je n'avais pas vu cela la veille en arrivant, tout béat que j'étais de ma progression, aveuglé par l'euphorie !

Une fois mis à l'eau tout alla bon train et je me présentai rapidement à l'amont du seuil du Gardon, tout rugissant, entre Beaucaire et Tarascon. Là encore, je m'appliquai à ne pas faire d'erreur grossière en sortant du kayak puis en le hissant sur la rive. Je ne voulais pas me blesser si proche du but. J'installai le chariot sous son étrave et je réalisai que c'était la dernière fois que j'accomplissais cette procédure. Ce seuil était mon dernier obstacle avec portage. C'était d'ailleurs mon dernier obstacle tout court. Un dernier effort consenti, une dernière goutte de sueur adandonnée au fleuve. Quelle sensation incroyable au moment où je remontai dans l'Ysak après avoir fixé plus fermement que d'habitude le chariot sur le Pont. Au fond de moi-même, je sus que cette journée allait être d'un goût particulier et unique. Je poursuivis donc sereinement jusqu'à la séparation entre petit et grand Rhône où sans hésiter je m'engageai dans ce bras plein de bourrasques et de tourbillons, en direction de l'ancienne et vénérable Arles la Romaine où deux magnifiques lions d'albâtre m'accueillirent, témoins pétrifiés du renouveau industriel et économique que connue la ville jadis. Ce n'était encore que le matin que ces deux imperturbables félins, aux allures antiques m'incitèrent à faire une pause et je posai doucement le kayak sur le plan délicatement incliné de la rampe du Quai Saint-Pierre. Avant d'affronter les longueurs fluviales et monotones du fleuve, j'en contemplai l'écoulement dans un calme olympien et songeai que malgré les invasions des Wisigoths et des Sarrasins, malgré les troubles et conflits pour en devenir le Maître, en dépit des dégats et des drâmes causés par le Choléra et la Seconde Guerre Mondiale, Arles était toujours là, resplendissante, lumineuse et chaude dans ce beau matin d'été.

Je laisse Arles et ses tourments passés. Ca y est. Maintenant c'est tout droit ou presque. Sans contrainte. Que le vent, qui ne m'ayant pas quitté depuis Valence, redouble d'intensité. Je fais connaissance avec le Grand Rhone. Plus rien ne peut m'empêcher d'aller jusqu'au bout dorénavant. La voie s'ouvre sous l'étrave de l'Ysak. Une voie royale jusqu'en Méditerranée. Large, monotone, bordé d'interminables rives couvertes de végétation parfois très dense, le Rhône ne me propose pas beaucoup d'endroit où accoster. Songeant que cette partie du périple va me paraître bien longue, je décide d'en finir et redouble d'efforts. La moindre tentation pour m'arrêter ou me ralentir est vaine tant je suis déterminé à en finir. J'avançe donc, décidé, rythmé par des coups de pagaie réguliers. Mon corps est pris d'un mouvement mécanique, gauche, droite, gauche, droite, un vrai métronome. Le paysage défile sur les côtés sans que je ne le distingue vraiment et je remarque à peine Port-Saint-Louis-du-Rhône. J'arrive à Salin-de-Giraud où valsent devant moi les bacs amphidromes de Barcarin, dans une houle formée. Dernier baroud d'honneur du fleuve qui sait que je vais bientôt le quitter et qui me salue à sa façon, à la méridionale. Encore une dernière longue portion à pagayer contre le vent puis c'est l'accalmie soudaine et la plage de Piémanson qui se profile à l'horizon. J'active la manœuvre pour finir frénétiquement en sprint. Je n'y crois pas. Pas encore. J'échoue avec vigueur la pointe du kayak sur la plage, dans un silence anonyme. Je n'y crois toujours pas. J'y suis presque. « Il faut bien que le corps exulte » chantait le Grand Jacques mais je n'ose pas encore exulter. Je me retiens. Encore entravé par ma jupe solidaire de l'hiloire, je chois sur le côté. Je lâche la pagaie sans crainte et je fini par me libérer pour me glisser tout entier dans une eau chaude, accueillante, bienfaitrice, comme au premier jour.

J'émerge tout doucement de l'eau. C'est une renaissance. Je me dresse fièrement et m'avance tel un conquérant invincible pour fouler le sable blanc de la plage. Je me retourne face au Rhône en levant les bras au ciel. Défiant le soleil camarguais de mes poing serrés je laisse enfin sortir de ma gorge un cri de joie libérateur, fort, clair, sans trémolo. Ma poitrine se gonfle d'orgueil. Mon cœur déborde de fierté. J'exulte enfin.

Le regard perdu sur l'horizon je projette déjà au loin les images de mes futurs projets. Puis mon regard attendri se porte sur l'Ysak encore à moitié échoué sur la plage. Le mettre à l'abri, faire sécher mes affaires, préparer le bivouac… la routine quoi !

---oOo---

:) Voici la fin de ce récit. J'espère que cela a été aussi agréable pour vous de le lire qu'il a été agréable pour moi de l'écrire. Je vous remercie de votre attention et je vous donne rendez-vous bientôt pour de nouvelles aventures.

N'hésitez pas à consulter ce lien qui vous présente mon futur projet New-Caledonia Kayak Tour 2014 qui fera également l'objet d'un récit dans format différent...

Merci et a + :/

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