Une marche à travers l'Europe
Récit d'une traversée d'Europe à pieds en solitaire et par les montagnes, du détroit de Gibraltar à Istanbul.
voilier
vélo de randonnée
randonnée/trek
/
Quand : 19/02/2023
Durée : 542 jours
Durée : 542 jours
Distance globale :
9403km
Dénivelées :
+217327m /
-214737m
Alti min/max : -1m/3013m
Carnet publié par SamuelK
le 08 oct. 2023
modifié le 14 oct.
modifié le 14 oct.
Mobilité douce
Réalisé en utilisant transports en commun (train, bus, bateau...)
Précisions :
Pour me rendre au départ : bus Bordeaux > Tarifa.
Traversée d'Europe de Tarifa à Istanbul : 100% à pied !
Chemin retour d'Istanbul à la France : marche, voile, vélo, ferry et train.
Coup de coeur !
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Vue d'ensemble
Le topo : Grèce : Kalampáka > Lefkada (Epirus) (mise à jour : 07 juil.)
Distance section :
168km
Dénivelées section :
+6598m /
-6429m
Section Alti min/max : 168m/2222m
Description :
29/05/2024 > 08/06/2024
172 km ; D+ 9100 m ; D- 9000 m
172 km ; D+ 9100 m ; D- 9000 m
Le compte-rendu : Grèce : Kalampáka > Lefkada (Epirus) (mise à jour : 07 juil.)
Après six jours passés dans les Météores à me reposer, explorer les lieux à pieds et faire de belles rencontres, il est temps de reprendre la marche vers la côte ouest de la Grèce. Puisque j'ai passé les trois derniers jours en compagnie de Prune et Magali, les premiers kilomètres et même les premiers jours, à marcher seul sur le goudron, sont moroses. Le premier soir nous nous retrouvons pour le bivouac avec Magali qui est à vélo. Je pensais couper à travers la forêt pour rejoindre des sentiers qui m'auraient amené sur les montagnes, mais les images satellites étaient trompeuses et la réalité de l'endroit m'a contraint à devoir marcher 40 km de plus sur le macadam le lendemain. Comme le moral faiblit et que je me considère dorénavant flexible depuis mon départ d'Istanbul, je pense faire cette étape en stop pour aller directement rejoindre les prochains sentiers de mon itinéraire. Alors que je lui de fais part de cette idée, une remarque de Magali me ravise rapidement et me remet sur le droit chemin. Ce serait dommage, même avec une motivation moins alimentée par mon objectif initial déjà atteint, je peux bien faire une longue journée de marche sur la route et préserver le cadre de mon itinérance.
Au milieu de cette longue journée, alors que, totalement seul, j'étais devenu absorbé par le rythme de ma marche et le tempo de mes bâtons sur l'asphalte, focalisé sur ma respiration à trois temps sur ce léger dénivelé positif, je vois soudain Magali assise à l'avant d'un camping-car qui roule dans ma direction. Nos yeux écarquillés se croisent une fraction de seconde, le camping-car freine et s'arrête, la vitre s'ouvre. La route en aval est effondrée sur plusieurs kilomètres, impossible pour elle de continuer, elle a fait demi-tour avec ce couple en vacance. Nous échangeons quelques informations rapidement, le moteur allumé, puis une averse orageuse s'abat en quelques secondes et le camping-car repart. Je m'abrite de la pluie sous un arbre au bord de la route, et m'asseois en équilibre sur un rocher pour éviter les grosses gouttes. C'est dans ces conditions que je sors mon téléphone pour consulter ma carte, et revois la totalité de mon itinéraire jusqu'à la mer. À pieds, je pourrais certainement marcher sur les éboulis de la route, mais j'ai un peu la flemme face à cette incertitude et la possibilité de devoir faire demi-tour. Je vois que dans seulement 2 km, je peux bifurquer sur des pistes forestières et rejoindre d'autres monts de la région de l'Épire. Je trace un itinéraire qui, pour une distance et un dénivelé comparables, m'apparaît plus intéressant que mon tracé initial. C'est décidé, j'enfile mon poncho pour la fin de l'averse, et je reprends la marche non plus vers Igoumenista (Ηγουμενίτσα) mais vers Préveza (Πρέβεζα),100 km plus au sud sur la côte.
Après ces deux premières longues journées de marche sur la route et des pistes en forêt puis en alpage, j'arrive la nuit tombée à une vieille cabane de berger un peu insalubre, mais qui m'abrite de l'humidité ambiante sans avoir à monter mon tarp ni à me soucier des traces d'ours que j'ai suivies le dernier kilomètre. Je tombe rapidement dans le sommeil et dors jusqu'à 13h. C'est donc une petite journée de marche qui s'en suit, sans autre ambition que de descendre au village de Chaliki (Χαλίκi) à quelques kilomètres seulement. J'y descends lentement par une route en lacets fréquentée par quelques motards. Quitte à marcher sur les routes et les pistes, je ressens à ce moment-là et comme cela m'arrive parfois, un fort désir de dévaler cette majestueuse descente en vélo avant de gravir le prochain col que je vois au loin, et d'ainsi traverser la grandeur du paysage. À cet instant, la marche me paraît lente et un brin frustrante. Puis la sensation passe et de retour de mon imagination à ma réalité, j'apprécie de pouvoir profiter de l'étendue et des subtilités du paysage que j'ai l'impression de considérer et même respecter pour la beauté que je peux en recevoir. Je peux regarder ce paysage sous les différents éclairages apportés par le déplacement du soleil, ainsi que la flore riche qui s'établit le long de la route et dont chaque spécimen est mis en valeur par cette lumière en contre-jour. Arrivé au village, je me rends à l'unique bar où je sympathise avec Achíleas qui me propose de dormir sous le porche accueillant de la belle église en pierre du village.
Le lendemain matin pendant que je prends un petit-déjeuner au bar du village, je vois arriver de nombreux groupes de randonneurs partir pour l'ascension d'un lac 900m plus haut, qui est aussi sur mon itinéraire. Sur ma traversée de la Grèce, voilà le seul endroit fréquenté en montagne que j'aurai croisé (je n'ai rencontré personne sur le mont Olympe en cette saison). Je monte jusqu'au lac où des dizaines de personnes sont venues bivouaquer pour le samedi soir. Certains montent à pieds, d'autres montent en 4X4 jusqu'à une centaine de mètres en contrebas du lac, et marchent la distance finale encombrés de toutes leurs affaires pour le soir, certains devant même faire plusieurs aller-retours. Je rejoins un groupes de personnes avec qui j'ai sympathisé en montant pour partager le pique-nique. Les tentes se montent les unes après les autres autour de nous, maximisant les distances entres elles comme lorsqu'on installe sa serviette sur la plage. On allume enceintes bluetooth et drônes pour couvrir le chant des oiseaux et le bruit du ruisseau. Je ne souhaite pas fuir les gens aux contraire, mais je ne souhaite pas pour autant passer la nuit ici. Comme lors de ma longue traversée de l'arc alpin ou comme un peu partout d'ailleurs, je me demande : pourquoi ici et pas ailleurs ? Pourquoi avoir décrété que cet endroit là était beau et touristique plutôt que l'infinité des chemins, lacs, villages et montagnes du massif et du pays ? Pourquoi alimenter l'idée que les endroits beaux sont limités et de fait prisés, et qu'il faille venir d'Athènes ou Thessalonique pour apprécier un coin de nature le temps d'une journée ? Même si j'ai certes du développer un regard plus aiguisé à la nature et au beau, en tant que personne qui a traversé plusieurs pays d'Europe à pieds, je peux témoigner selon mon itinéraire et ma subjectivité, que le monde regorge d'endroits beaux et accessibles. L'écrasante majorité de ces lieux de nature ou de vie humaine ne sont pas ou peu visités, alors qu'on s'agglutine involontairement dans quelques spots qui semblent avoir été choisis de façon aléatoire ou contigente.
Après un verre de tsipouro offert et une sieste, nous nous disons aurevoir avec mes copains du jour qui redescendent, et je pars franchir un col pour accéder à lautre versant de la montagne. J'y decrouvre une grande vallée d'altitude, traversée par de larges pistes pour 4X4 et recouverte d'une fine couche d'herbe qui semble déjà sensible à la sécheresse. Il n'y pas d'eau et les bergeries desservies par la piste semblent plus ou moins à l'abandon. L'endroit dégage une atmosphère austère surprenante à cette altitude. Après quelques heures de marche supplémentaires, je trouve enfin de l'eau dans un ancien abreuvoir alimenté par une source. J'arrive au coucher du soleil à une vieille petite église en pierre construite à 1750m d'altitude, avec une vue sur la grande ville de Ioannina et son lac. J'y passe deux nuits et une journée off, puis dormir, téléphoner et travailler sur mon récit et mes photos. De temps en temps, des habitants de Ioannina ou des alentours viennent en 4X4 pour jeter un coup d'œil dans l'église et photographier la vue, le tout en moins de 10 minutes et parfois sans éteindre le moteur.
Les deux jours suivants, je descends en altitude et marche le long de gorges vertigineuses en passant par de magnifiques villages en pierre. Lorsque je ne suis pas sur la route, j'emprunte de vieux sentiers et des chemins en pierre construits à flanc de falaise à l'époque ottomane. Les deux premiers villages Syrráko (Συρράκο) et Kalarrytes (Καλαρρύτες) sont visiblement très touristiques au vu de la capacité des restaurants et de leurs terrasses encore vides en juin. Et ici aussi pour une raison obscure, le troisième village Matsoúki (Ματσούκι), tout aussi beau, semble épargné du tourisme. La faible population vieillissante est en baisse, et il n'y a plus qu'un bar-restaurant ouvert, à côté de ceux dont les enseignes ternies par le soleil montrent qu'ils ont fermé il y a déjà plusieurs années. En contraste au standing touristique des précédents villages, j'ai l'impression d'entrer chez les gens en passant la porte du bar (ce qui n'est pas qu'une impression). L'accueil est enthousiaste et spontané, la patronne et son beau-fils me proposent un repas offert et nous discutons un moment, voilà qui fait plaisir ! Je repars donc tardivement pour une dernière section montagneuse dans l'Épire avant une ultime section plus plate jusqu'à la côte. Lors ce cette nouvelle ascension, j'ai plaisir à enfin voir des troupeaux paître et donner vie à cette montagne si peu peuplée. Peu avant le coucher de soleil, j'arrive fatigué et par surprise à une cabane de berger dont aucun indice sur ma carte ne suggérait l'existence. Bingo : elle est ouverte, avec une table, une chaise, et une source d'eau captée par un tuyau. Le luxe est d'autant plus bienvenu lorsqu'on ne s'y attend pas. Juste le temps de me laver, et je peux m'installer pour le coucher du soleil.
Je découvre lors des deux prochains jours des montagnes à la géologie calcaire qui me rappellent immédiatement - sans pour autant leur ressembler - les massifs des alpes dinariques, sur lesquels j'ai marché de la Slovénie à la Bosnie. Ces roches calcaire aux formes biscornues façonnent le paysage et offrent une bonne accroche aux chaussures, mais en contrepartie usent les semelles et cachent l'eau en profondeur. Je marche sur des crêtes tantôt herbeuses tantôt rocheuses, qui ne nécessitent pas de sentier mais juste un peu de concentration. Cette activité se voit toutefois écourtée par une pluie inattendue et une montée raide devenue glissante que je décline. Je décide de rallonger mon itinéraire d'une journée pour éviter les galères et marche jusqu'à une nouvelle petite église de montagne. À partir de là ainsi que le lendemain, je marche exclusivement sur des pistes accidentées par la présence de gros rochers qui ne sont pas enlevés et bloquent le passage de n'importe quel engin si puissant soit-il. L'état de ces pistes et des cabanes de bergers me fait penser qu'ici aussi, l'activité pastorale semble être en disparition. En arrivant au dernier col, je bénéficie d'un spectacle d'averses et d'orages très localisés, qui se déplacent avec les masses de nuages sombres et arrosent la montagne comme un jet de douche géant. Peut-être que je paierai le temps passé à assister au spectacle par une douche plus tard, mais je prends le risque et même si l'orage vient vers moi, je serai suffisamment redescendu pour ne pas attirer la foudre. De l'autre côté du col, j'ai la chance d'assister à de nouvelles averses localisées qui se déplacent à travers la campagne et les villages, ainsi qu'à de magnifiques éclairs réticulés dans le ciel, en ne recevant pour ma part que du vent et quelques gouttes. Une fois de plus néanmoins toujours unique, j'atteins une église avant le coucher du soleil où passer la nuit.
Une fois redescendu pour de bon des montagnes de l'Épire, il me reste quatre jours de marche principalement sur la route pour atteindre la côte ouest. Mon objectif est toujours d'ensuite rentrer en France en voilier, en m'adaptant aux opportunitées. Seulement depuis que je suis raparti d'Istanbul, je n'ai trouvé aucune opportunité de conavigation malgré mes inlassables recherches sur internet et dans les ports. Je continue de passer une heure quotidienne à publier des annonces et envoyer des messages sur tous les réseaux, sites et applications que l'on m'a conseillés, sans succès. Je n'ai pas encore prévu de plan B tout en sachant que je devrai peut-être en élaborer un. À quelques jours de l'arrivée et toujours sans aucune perspective, je ne réalise pas que ce sont mes derniers jours de marche mais je sais pertinemment que la probabilité de trouver un voilier maintenant est infime, et que je vais à priori devoir continuer mon voyage et mon retour autrement. Une recherche d'hébergement à Préveza me presse le pas : rien n'est financièrement accessible pour moi dans l'idée de rester sur la côte et démarcher les capitaineries et les propriétaires de voilier. Je m'étais d'ailleurs fait systématiquement refouler lorsque j'avais tenté cette méthode en Turquie. Je commence alors à regarder les magasins de vélo et songe à acheter un vélo de course, y installer un porte-bagage pour accrocher mon sac-à-dos, et rentrer ainsi en France en traçant sur les routes. Ce même jour, à J-4 de Préveza et après avoir marché jusqu'à 17h à jeun et en plein soleil, au moment où je m'apprête à déguster une salade greque et une bière tant attendues, et alors que je suis devenu habitué à recevoir des réponses négatives, j'ouvre un message de Raouf me disant "Salut ! Bien joué pour ton projet c’est ouf, je veux pas te donner de faux espoirs mais il faut qu'on en discute de vive voix, je me mets sur le chemin du retour vers la France lundi !". Je n'en crois pas mes yeux, je deviens tout excité à l'idée d'une soudaine et telle opportunité ! J'évite de m'emballer car rien n'est certain, mais cela me semble bien parti et je mange ma salade en pensant à tout ça. Je repars pour quelques kilomètres jusqu'à une nouvelle église pour un bivouac confortable, d'où j'appelle Raouf. Le courant passe bien, on échange des infos et nous donnons rendez-vous le lendemain à Lefkada (à quelques kilomètres de Préveza) où il est avec son bateau. Tout cela s'annonce idéalement bien. Pourtant pendant le reste de ma soirée, l'excitation est étrangement redescendue. Je vais devoir faire les 100 derniers kilomètres en stop et en bus, et ainsi va donc s'achever mes derniers pas, non pas en arrivant à pieds au bord de la méditerranée après avoir traversé la Grèce, et marché tant de kilomètres depuis maintenant 15 mois. Je me dis : voilà, c'est finalement mon dernier bivouac, dans cette église. Ce soir s'arrête soudainement mon quotidien et de mon mode de vie, même s'il commence par certains aspects à me lasser. Ainsi soit-il, quelque soient les émotions que je ressens à ce moment-là, j'ai bien conscience de l'opportunité en or qui s'offre probablement à moi : rentrer jusqu'en France en voilier, depuis où et quand mon itinéraire grec se termine, à quelques jours et kilomètres près. J'accueille ce virement rêvée de situation, et me dis que demain sera une journée bien différente.
Le lendemain je me lève tôt, je marche 5 km sur la route toujours au soleil et déjà sous plus de 30°C, jusqu'à rejoindre un axe routier où lever le pouce. C'est donc sur ce croisement anonyme que se termine mon itinérance pédestre. Assis à l'arrière d'une voiture, je savoure l'air qui rafraîchit mon visage transpirant et regarde défiler le paysage à la vitesse d'une voiture. Je ne ressens que peu de frustration à ne pas avoir marché ces dernières journées à pieds, d'une part car cela vaut infiniment le coup, et d'autre part je le reconnais car cela m'évite trois jours de labeur à suer sur un axe routier brûlant. Je jongle ensuite entre plusieurs bus d'après les horaires glanées ici et là sur internet, et arrive le soir à Lefkada après une journée de transport comme je n'en avais pas vécue depuis longtemps. Je rencontre Raouf qui m'accueille sur son bateau : le Vasco. Parti de Marseille en octobre dernier, il navigue et voyage depuis 8 mois en méditerranée. C'est pour lui aussi l'heure du retour. Je passe ma première nuit à bord du Vasco, un charmant petit voilier de 8 mètres de 1968. Je suis déjà fier d'être sur le plus petit bateau du port, au milieu de la masse d'appartements modernes et villas flottantes qui m'apparaîssent indécentes. La chance est totale, puisqu'en plus d'un itinéraire idéal, je m'apprête à naviguer dans un voilier au confort modeste largement suffisant, avec un capitaine qui se déplace en s'adaptant au vent, sans contraintes ou objectifs temporels qui ne sauraient se plier à la météo. Après une première soirée et une première nuit à bord, nous faisons une petite navigation le lendemain jusqu'à Préveza où nous faisons le plein de nourriture et d'eau douce, et le jour d'après nous larguons les amarres pour la Sicile. Je saute ainsi d'un quotidien à un autre, de la marche à la voile, de la terre à la mer, de la solitude à la promiscuité à deux, et plonge dans la découverte et l'apprentissage de la navigation avec Raouf à bord du Vasco.
Au milieu de cette longue journée, alors que, totalement seul, j'étais devenu absorbé par le rythme de ma marche et le tempo de mes bâtons sur l'asphalte, focalisé sur ma respiration à trois temps sur ce léger dénivelé positif, je vois soudain Magali assise à l'avant d'un camping-car qui roule dans ma direction. Nos yeux écarquillés se croisent une fraction de seconde, le camping-car freine et s'arrête, la vitre s'ouvre. La route en aval est effondrée sur plusieurs kilomètres, impossible pour elle de continuer, elle a fait demi-tour avec ce couple en vacance. Nous échangeons quelques informations rapidement, le moteur allumé, puis une averse orageuse s'abat en quelques secondes et le camping-car repart. Je m'abrite de la pluie sous un arbre au bord de la route, et m'asseois en équilibre sur un rocher pour éviter les grosses gouttes. C'est dans ces conditions que je sors mon téléphone pour consulter ma carte, et revois la totalité de mon itinéraire jusqu'à la mer. À pieds, je pourrais certainement marcher sur les éboulis de la route, mais j'ai un peu la flemme face à cette incertitude et la possibilité de devoir faire demi-tour. Je vois que dans seulement 2 km, je peux bifurquer sur des pistes forestières et rejoindre d'autres monts de la région de l'Épire. Je trace un itinéraire qui, pour une distance et un dénivelé comparables, m'apparaît plus intéressant que mon tracé initial. C'est décidé, j'enfile mon poncho pour la fin de l'averse, et je reprends la marche non plus vers Igoumenista (Ηγουμενίτσα) mais vers Préveza (Πρέβεζα),100 km plus au sud sur la côte.
Après ces deux premières longues journées de marche sur la route et des pistes en forêt puis en alpage, j'arrive la nuit tombée à une vieille cabane de berger un peu insalubre, mais qui m'abrite de l'humidité ambiante sans avoir à monter mon tarp ni à me soucier des traces d'ours que j'ai suivies le dernier kilomètre. Je tombe rapidement dans le sommeil et dors jusqu'à 13h. C'est donc une petite journée de marche qui s'en suit, sans autre ambition que de descendre au village de Chaliki (Χαλίκi) à quelques kilomètres seulement. J'y descends lentement par une route en lacets fréquentée par quelques motards. Quitte à marcher sur les routes et les pistes, je ressens à ce moment-là et comme cela m'arrive parfois, un fort désir de dévaler cette majestueuse descente en vélo avant de gravir le prochain col que je vois au loin, et d'ainsi traverser la grandeur du paysage. À cet instant, la marche me paraît lente et un brin frustrante. Puis la sensation passe et de retour de mon imagination à ma réalité, j'apprécie de pouvoir profiter de l'étendue et des subtilités du paysage que j'ai l'impression de considérer et même respecter pour la beauté que je peux en recevoir. Je peux regarder ce paysage sous les différents éclairages apportés par le déplacement du soleil, ainsi que la flore riche qui s'établit le long de la route et dont chaque spécimen est mis en valeur par cette lumière en contre-jour. Arrivé au village, je me rends à l'unique bar où je sympathise avec Achíleas qui me propose de dormir sous le porche accueillant de la belle église en pierre du village.
Le lendemain matin pendant que je prends un petit-déjeuner au bar du village, je vois arriver de nombreux groupes de randonneurs partir pour l'ascension d'un lac 900m plus haut, qui est aussi sur mon itinéraire. Sur ma traversée de la Grèce, voilà le seul endroit fréquenté en montagne que j'aurai croisé (je n'ai rencontré personne sur le mont Olympe en cette saison). Je monte jusqu'au lac où des dizaines de personnes sont venues bivouaquer pour le samedi soir. Certains montent à pieds, d'autres montent en 4X4 jusqu'à une centaine de mètres en contrebas du lac, et marchent la distance finale encombrés de toutes leurs affaires pour le soir, certains devant même faire plusieurs aller-retours. Je rejoins un groupes de personnes avec qui j'ai sympathisé en montant pour partager le pique-nique. Les tentes se montent les unes après les autres autour de nous, maximisant les distances entres elles comme lorsqu'on installe sa serviette sur la plage. On allume enceintes bluetooth et drônes pour couvrir le chant des oiseaux et le bruit du ruisseau. Je ne souhaite pas fuir les gens aux contraire, mais je ne souhaite pas pour autant passer la nuit ici. Comme lors de ma longue traversée de l'arc alpin ou comme un peu partout d'ailleurs, je me demande : pourquoi ici et pas ailleurs ? Pourquoi avoir décrété que cet endroit là était beau et touristique plutôt que l'infinité des chemins, lacs, villages et montagnes du massif et du pays ? Pourquoi alimenter l'idée que les endroits beaux sont limités et de fait prisés, et qu'il faille venir d'Athènes ou Thessalonique pour apprécier un coin de nature le temps d'une journée ? Même si j'ai certes du développer un regard plus aiguisé à la nature et au beau, en tant que personne qui a traversé plusieurs pays d'Europe à pieds, je peux témoigner selon mon itinéraire et ma subjectivité, que le monde regorge d'endroits beaux et accessibles. L'écrasante majorité de ces lieux de nature ou de vie humaine ne sont pas ou peu visités, alors qu'on s'agglutine involontairement dans quelques spots qui semblent avoir été choisis de façon aléatoire ou contigente.
Après un verre de tsipouro offert et une sieste, nous nous disons aurevoir avec mes copains du jour qui redescendent, et je pars franchir un col pour accéder à lautre versant de la montagne. J'y decrouvre une grande vallée d'altitude, traversée par de larges pistes pour 4X4 et recouverte d'une fine couche d'herbe qui semble déjà sensible à la sécheresse. Il n'y pas d'eau et les bergeries desservies par la piste semblent plus ou moins à l'abandon. L'endroit dégage une atmosphère austère surprenante à cette altitude. Après quelques heures de marche supplémentaires, je trouve enfin de l'eau dans un ancien abreuvoir alimenté par une source. J'arrive au coucher du soleil à une vieille petite église en pierre construite à 1750m d'altitude, avec une vue sur la grande ville de Ioannina et son lac. J'y passe deux nuits et une journée off, puis dormir, téléphoner et travailler sur mon récit et mes photos. De temps en temps, des habitants de Ioannina ou des alentours viennent en 4X4 pour jeter un coup d'œil dans l'église et photographier la vue, le tout en moins de 10 minutes et parfois sans éteindre le moteur.
Les deux jours suivants, je descends en altitude et marche le long de gorges vertigineuses en passant par de magnifiques villages en pierre. Lorsque je ne suis pas sur la route, j'emprunte de vieux sentiers et des chemins en pierre construits à flanc de falaise à l'époque ottomane. Les deux premiers villages Syrráko (Συρράκο) et Kalarrytes (Καλαρρύτες) sont visiblement très touristiques au vu de la capacité des restaurants et de leurs terrasses encore vides en juin. Et ici aussi pour une raison obscure, le troisième village Matsoúki (Ματσούκι), tout aussi beau, semble épargné du tourisme. La faible population vieillissante est en baisse, et il n'y a plus qu'un bar-restaurant ouvert, à côté de ceux dont les enseignes ternies par le soleil montrent qu'ils ont fermé il y a déjà plusieurs années. En contraste au standing touristique des précédents villages, j'ai l'impression d'entrer chez les gens en passant la porte du bar (ce qui n'est pas qu'une impression). L'accueil est enthousiaste et spontané, la patronne et son beau-fils me proposent un repas offert et nous discutons un moment, voilà qui fait plaisir ! Je repars donc tardivement pour une dernière section montagneuse dans l'Épire avant une ultime section plus plate jusqu'à la côte. Lors ce cette nouvelle ascension, j'ai plaisir à enfin voir des troupeaux paître et donner vie à cette montagne si peu peuplée. Peu avant le coucher de soleil, j'arrive fatigué et par surprise à une cabane de berger dont aucun indice sur ma carte ne suggérait l'existence. Bingo : elle est ouverte, avec une table, une chaise, et une source d'eau captée par un tuyau. Le luxe est d'autant plus bienvenu lorsqu'on ne s'y attend pas. Juste le temps de me laver, et je peux m'installer pour le coucher du soleil.
Je découvre lors des deux prochains jours des montagnes à la géologie calcaire qui me rappellent immédiatement - sans pour autant leur ressembler - les massifs des alpes dinariques, sur lesquels j'ai marché de la Slovénie à la Bosnie. Ces roches calcaire aux formes biscornues façonnent le paysage et offrent une bonne accroche aux chaussures, mais en contrepartie usent les semelles et cachent l'eau en profondeur. Je marche sur des crêtes tantôt herbeuses tantôt rocheuses, qui ne nécessitent pas de sentier mais juste un peu de concentration. Cette activité se voit toutefois écourtée par une pluie inattendue et une montée raide devenue glissante que je décline. Je décide de rallonger mon itinéraire d'une journée pour éviter les galères et marche jusqu'à une nouvelle petite église de montagne. À partir de là ainsi que le lendemain, je marche exclusivement sur des pistes accidentées par la présence de gros rochers qui ne sont pas enlevés et bloquent le passage de n'importe quel engin si puissant soit-il. L'état de ces pistes et des cabanes de bergers me fait penser qu'ici aussi, l'activité pastorale semble être en disparition. En arrivant au dernier col, je bénéficie d'un spectacle d'averses et d'orages très localisés, qui se déplacent avec les masses de nuages sombres et arrosent la montagne comme un jet de douche géant. Peut-être que je paierai le temps passé à assister au spectacle par une douche plus tard, mais je prends le risque et même si l'orage vient vers moi, je serai suffisamment redescendu pour ne pas attirer la foudre. De l'autre côté du col, j'ai la chance d'assister à de nouvelles averses localisées qui se déplacent à travers la campagne et les villages, ainsi qu'à de magnifiques éclairs réticulés dans le ciel, en ne recevant pour ma part que du vent et quelques gouttes. Une fois de plus néanmoins toujours unique, j'atteins une église avant le coucher du soleil où passer la nuit.
Une fois redescendu pour de bon des montagnes de l'Épire, il me reste quatre jours de marche principalement sur la route pour atteindre la côte ouest. Mon objectif est toujours d'ensuite rentrer en France en voilier, en m'adaptant aux opportunitées. Seulement depuis que je suis raparti d'Istanbul, je n'ai trouvé aucune opportunité de conavigation malgré mes inlassables recherches sur internet et dans les ports. Je continue de passer une heure quotidienne à publier des annonces et envoyer des messages sur tous les réseaux, sites et applications que l'on m'a conseillés, sans succès. Je n'ai pas encore prévu de plan B tout en sachant que je devrai peut-être en élaborer un. À quelques jours de l'arrivée et toujours sans aucune perspective, je ne réalise pas que ce sont mes derniers jours de marche mais je sais pertinemment que la probabilité de trouver un voilier maintenant est infime, et que je vais à priori devoir continuer mon voyage et mon retour autrement. Une recherche d'hébergement à Préveza me presse le pas : rien n'est financièrement accessible pour moi dans l'idée de rester sur la côte et démarcher les capitaineries et les propriétaires de voilier. Je m'étais d'ailleurs fait systématiquement refouler lorsque j'avais tenté cette méthode en Turquie. Je commence alors à regarder les magasins de vélo et songe à acheter un vélo de course, y installer un porte-bagage pour accrocher mon sac-à-dos, et rentrer ainsi en France en traçant sur les routes. Ce même jour, à J-4 de Préveza et après avoir marché jusqu'à 17h à jeun et en plein soleil, au moment où je m'apprête à déguster une salade greque et une bière tant attendues, et alors que je suis devenu habitué à recevoir des réponses négatives, j'ouvre un message de Raouf me disant "Salut ! Bien joué pour ton projet c’est ouf, je veux pas te donner de faux espoirs mais il faut qu'on en discute de vive voix, je me mets sur le chemin du retour vers la France lundi !". Je n'en crois pas mes yeux, je deviens tout excité à l'idée d'une soudaine et telle opportunité ! J'évite de m'emballer car rien n'est certain, mais cela me semble bien parti et je mange ma salade en pensant à tout ça. Je repars pour quelques kilomètres jusqu'à une nouvelle église pour un bivouac confortable, d'où j'appelle Raouf. Le courant passe bien, on échange des infos et nous donnons rendez-vous le lendemain à Lefkada (à quelques kilomètres de Préveza) où il est avec son bateau. Tout cela s'annonce idéalement bien. Pourtant pendant le reste de ma soirée, l'excitation est étrangement redescendue. Je vais devoir faire les 100 derniers kilomètres en stop et en bus, et ainsi va donc s'achever mes derniers pas, non pas en arrivant à pieds au bord de la méditerranée après avoir traversé la Grèce, et marché tant de kilomètres depuis maintenant 15 mois. Je me dis : voilà, c'est finalement mon dernier bivouac, dans cette église. Ce soir s'arrête soudainement mon quotidien et de mon mode de vie, même s'il commence par certains aspects à me lasser. Ainsi soit-il, quelque soient les émotions que je ressens à ce moment-là, j'ai bien conscience de l'opportunité en or qui s'offre probablement à moi : rentrer jusqu'en France en voilier, depuis où et quand mon itinéraire grec se termine, à quelques jours et kilomètres près. J'accueille ce virement rêvée de situation, et me dis que demain sera une journée bien différente.
Le lendemain je me lève tôt, je marche 5 km sur la route toujours au soleil et déjà sous plus de 30°C, jusqu'à rejoindre un axe routier où lever le pouce. C'est donc sur ce croisement anonyme que se termine mon itinérance pédestre. Assis à l'arrière d'une voiture, je savoure l'air qui rafraîchit mon visage transpirant et regarde défiler le paysage à la vitesse d'une voiture. Je ne ressens que peu de frustration à ne pas avoir marché ces dernières journées à pieds, d'une part car cela vaut infiniment le coup, et d'autre part je le reconnais car cela m'évite trois jours de labeur à suer sur un axe routier brûlant. Je jongle ensuite entre plusieurs bus d'après les horaires glanées ici et là sur internet, et arrive le soir à Lefkada après une journée de transport comme je n'en avais pas vécue depuis longtemps. Je rencontre Raouf qui m'accueille sur son bateau : le Vasco. Parti de Marseille en octobre dernier, il navigue et voyage depuis 8 mois en méditerranée. C'est pour lui aussi l'heure du retour. Je passe ma première nuit à bord du Vasco, un charmant petit voilier de 8 mètres de 1968. Je suis déjà fier d'être sur le plus petit bateau du port, au milieu de la masse d'appartements modernes et villas flottantes qui m'apparaîssent indécentes. La chance est totale, puisqu'en plus d'un itinéraire idéal, je m'apprête à naviguer dans un voilier au confort modeste largement suffisant, avec un capitaine qui se déplace en s'adaptant au vent, sans contraintes ou objectifs temporels qui ne sauraient se plier à la météo. Après une première soirée et une première nuit à bord, nous faisons une petite navigation le lendemain jusqu'à Préveza où nous faisons le plein de nourriture et d'eau douce, et le jour d'après nous larguons les amarres pour la Sicile. Je saute ainsi d'un quotidien à un autre, de la marche à la voile, de la terre à la mer, de la solitude à la promiscuité à deux, et plonge dans la découverte et l'apprentissage de la navigation avec Raouf à bord du Vasco.